Pouvez-vous nous parler de vous, de votre parcours et de votre univers en quelques mots ?
Marion : J’ai fait un bac littéraire sans aucune option artistique en Bretagne. Ensuite j’ai fait une mise à niveau en Arts Appliqués en Vendée. C’était très chouette mais j’avais envie de trouver un cursus plus centré sur le manuel et l’artisanal, je suis donc allée voir du côté des grandes écoles parisiennes et je suis tombée sur l’Ecole Estienne. Ensuite ç’a été le coup de coeur pour la reliure, alors que je n’avais pas du tout prévu de faire ça! Je suis donc rentrée en diplôme des métiers d’arts option reliure dorure dans cette école. Puis j’ai fait une licence, qui n’existe plus aujourd’hui, mais qui était à l’époque centrée sur l’entrepreneuriat, la création/reprise d’entreprise dans les métiers d’Arts, aux ateliers de Paris. C’était en alternance et ça m’a donc permis d’aller travailler dans un atelier de reliure qui est assez reconnu, l’atelier Duvauchelle. C’est là que j’ai appris à faire de la restauration. C’était super parce que c’était ce que je voulais faire quand j’étais petite. J’y suis restée un an de plus grâce à la Mairie de Paris qui permettait à douze personnes par an de travailler dans un atelier de reliure. Ensuite, avec Anne-Claire, on a décidé de monter notre propre atelier. Et maintenant, on est là!
Anne-Claire : J’ai également fait un bac littéraire mais option Arts Plastiques à Cognac. Comme je savais déjà que je voulais faire de la reliure depuis le collège, je suis rentrée dans une sorte de prépa qui se déroulait sur une année à Paris. J’ai poursuivi avec le Brevet des métiers d’Arts, puis à Estienne pour le diplôme des Métiers d’Arts et c’est là que j’ai rencontré Marion.
En quoi consistent vos activités : la reliure et la restauration de livres ?
Anne-Claire : La reliure, c’est vraiment lier les pages ensemble. On ne s’occupe donc pas du tout de l’impression. On reçoit les documents, de quelque forme qu’ils soient, puis à partir de là on va les relier pour permettre leur consultation. On fait de la reliure traditionnelle, c’est-à-dire qu’on travaille les livres avec les dos ronds qu’on connaît. Ensuite, notre approche est plus contemporaine. C’est à partir du contenu de l’ouvrage, du profil de la personne et de son projet qu’on va développer des structures, chaque fois différentes. Mais toujours dans le principe de conserver le livre, de le rendre consultable et de le mettre en valeur.
Marion : Du côté de la restauration, c’est différent. On va essayer de rendre de nouveau consultable le livre tout en gardant son aspect ancien. Pour ce versant-là, on s’occupe plus de faire de la réparation papier, couleurs et cuir. Par contre on ne fait pas de la restauration à proprement parler quand il y a moisissure, insectes, etc. Dans ces cas-là ce sont plutôt des restaurateurs qui s’en occupent, qui vont faire de la chimie.
«On est un peu des médecins du livre pour résumer.»
La plupart du temps, ce sont des particuliers qui vont faire appel à nous parce qu’ils ont des livres anciens qui sont abîmés depuis longtemps et qu’ils souhaitent conserver. Ce sont donc souvent des projets assez touchants parce que ce sont des bouquins qui n’ont pas spécialement de valeur pécuniaire mais une valeur sentimentale. On est un peu des médecins du livre pour résumer. On essaie de respecter les composants du livre d’origine (colle, papier, etc.) pour tenter de les faire repartir pour une trentaine d’années.
D’où viennent ces passions ?
Marion : Mes parents m’ont beaucoup emmenée en vacances à l’étranger. On a souvent fait des musées, des églises, etc. Ce qui n’était pas forcément le fun tout le temps à cet âge-là… Mais un jour, je ne me souviens plus où c’était exactement, peut-être en Hongrie, je suis tombée sur une personne en plein travail de dorure sur des piliers dans une église. Pour faire bref, elle était posée, tranquille, sur son échafaudage avec ses petites feuilles d’or. A ce moment précis, je me suis dit que c’était parfait. Être tranquille, seule, utiliser ses mains sans avoir besoin de réfléchir. Je pense que c’est à partir de ce moment-là que j’ai perçu la sérénité de la restauration et que je me suis dit que j’avais envie de faire ça. Puis quand je me suis renseignée au lycée, il y avait deux grandes écoles pour cela. L’école publique, c’est l’Institut National du Patrimoine, qui est une école très difficile d’accès. Il faut surtout avoir un cursus scientifique donc connaître la science physique, la chimie, les mathématiques, etc. A ce moment j’avais fait mon deuil de ce rêve parce que ce n’était clairement pas mon profil. Puis quand je suis arrivée à l’Ecole Estienne et que j’ai discuté avec des élèves de reliure, ils m’ont parlé de la restauration du livre ancien, je me suis lancée et j’ai pu apprendre la restauration directement dans un atelier sans passer par une école. Je n’ai donc pas le diplôme mais j’ai le savoir-faire.
Anne-Claire : Pour moi, le déclic, ç’a été un mix de plein de choses. Enfant j’étais très plastique. J’allais souvent chez le luthier et le voir dans son atelier ça m’a donné le rêve d’en avoir un pour moi plus grande. Puis l’envie de faire de la restauration, c’est la pub Ferrero qui me l’a donnée ! Celle dans laquelle il y a une jeune femme, posée, en train de restaurer des fresques. Quand on ajoute à cela mon amour pour les livres et le rêve d’avoir une bibliothèque gigantesque, je me suis dit qu’il y avait moyen de combiner tout ça. De faire quelque chose avec mes mains, qui soit aussi plastique. En cherchant dans le répertoire des métiers, je suis tombée sur la reliure et puis c’était parti.
Quelle est la personne qui vous a le plus influencées professionnellement ?
Marion : Mes professeurs, qu’ils aient été mes professeurs de littérature au lycée ou mes professeurs de reliure à l’école, ils ont eu une influence sur mes choix professionnels. Ma chef d’atelier chez Duvauchelle également, Catherine Colin. Laurel Parker aussi, avec son univers plus moderne de la reliure.
Anne-Claire : Oui, pour moi aussi Laurel Parker, avec son univers plus moderne et semi industriel. C’est le packaging de luxe, donc cela oblige à sortir de la structure traditionnelle. Cela permet d’élargir le panel. Pour nous qui étions à Estienne, elle représentait celle qui a vraiment fait un pas en avant. C’était à l’inverse de l’image qu’on se fait de la reliure, du petit relieur, bougon, dans son atelier, qui ne veut pas te laisser entrer. L’image de l’artisan un peu bourru.
Quelles sont vos influences artistiques ?
Anne-Claire : Pour moi il y a Sün Evrard. C’est une femme qui a commencé à faire de la reliure, puis de la restauration. Elle a mixé les deux parce qu’elle considère qu’on ne peut pas faire qu’une seule de ces activités. Elle a utilisé les techniques de reliure de conservation, qui sont considérées normalement commes des reliures d’attente, en se rendant compte qu’elles avaient quand même une certaine esthétique. Elle a donc réussi à les utiliser en reliure de création et en reliure d’art. C’est la première à s’être vraiment interrogée sur le soin du livre, plutôt que d’imposer une couverture ou un savoir-faire ; elle a choisi de faire en fonction du livre. Elle a toute une déontologie qu’elle a fini par imposer dans ce milieu, et que je trouve très inspirante.
Marion : Pour moi, mes inspirations artistiques sont plus ancrées dans le milieu littéraire, comme Sophie Calle, et la photo. Au final, les choses qui m’inspirent le plus ce sont tout bêtement les livres en tant que tels, c’est-à-dire l’oeuvre littéraire. Par exemple, Daniel Pennac, Raymond Queneau, quand je lis leurs livres, je peux facilement visualiser une reliure que j’aimerais faire. Ce sont donc les ambiances, les couleurs et la manière d’écrire qui sont au centre de mon travail. Le contenant et le contenu ne font qu’un.
Quels sont vos projets actuels et à venir ?
Marion : Au sein de l’atelier Dreiek que nous avons monté toutes les deux il y a deux ans à Pantin, on a fait un projet il y a quelques mois avec mon copain qui est graveur, imprimeur, et des copains musiciens. On a réalisé avec eux un petit livre d’artistes sur le mythe nordique de Fenrir qui associe nos différents domaines. Le musicien a créé une musique pour la lecture du livre, ce qui fait rentrer le lecteur directement dans une atmosphère. On vient d’apprendre que le livre va partir pour une exposition en Chine, à Macao. Ce qui entraîne un nouveau projet, celui de refaire des reliures un peu plus recherchées pour ce livre, plus que les prototypes qu’on avait réalisés au départ. Puis aussi voir comment on peut le développer. On est également en préparation de différents salons, notamment celui de Lil’art qui aura lieu au mois de mai. En parallèle, nous donnons également des cours de reliure, toujours au sein de notre atelier.
«C’est un métier pour lequel on ne cesse d’apprendre. Il faut savoir rester curieux et humble.»
Des conseils pour une personne qui aimerait se lancer dans la reliure ?
Marion : Pour moi, il faut absolument se démarquer et cibler une clientèle précise, tout en respectant l’avis du client. C’est-à-dire montrer son univers, sans l’imposer. Comme il y a beaucoup de relieurs sur le marché, il faut réussir à se créer une petite niche tout en restant ouvert. C’est aussi être à l’écoute et se dire que tout est possible. Ça parait bateau, mais on a pas mal de clients qui sont venus nous voir en nous disant qu’ils étaient allés voir tel relieur qui leur avait dit que ce qu’ils souhaitaient n’était pas possible. Puis en faisant quelques recherches, on se rend compte que tout est possible. C’est un métier pour lequel on ne cesse d’apprendre.
Anne-Claire : Il faut rester ouvert et ne rien considérer comme acquis. Il faut savoir rester curieux et humble.
Quel(s) métier(s) auriez-vous aimé faire ?
Anne-Claire : J’aurais aimé être fleuriste. Mais aussi luthier, architecte…
Marion : Moi, restauratrice, mais dans les monuments classés. On en revient toujours à la publicité Ferrero ! Ou quelque chose en rapport avec les animaux. Partir sauver les bébés tigres, ça m’aurait bien plu !
Une anecdote à nous raconter ?
Marion : Il y a un artiste contemporain qui s’appelle Xavier Majewski qui a décidé d’imprimer tout Wikipedia. Il est donc venu nous voir avec ce projet-là. Au début, on avait fait une maquette en pensant que ça allait être assez haut comme bouquin et en fait on n’avait pas pensé que ça allait l’être autant. C’est donc un livre composé d’au moins 250 cahiers ce qui correspond à 50 centimètres d’épaisseur. Au final il y avait quatre livres avec des tranches teintées en bleu, chacun de 25 kg. Ç’a été le gros challenge parce que toutes les étapes deviennent compliquées avec un livre qui fait ce poids-là !
Quelle personnalité nous recommandez-vous de rencontrer pour un prochain portrait 10point15 ?
Marion : Elsa et Johanna, deux photographes.