Peux-tu nous parler de toi, de ton activité et de ton univers ?
Je suis iranienne, et peu importe où j’ai vécu, c’est avant tout ce qui me définit, et ce qui a structuré ma sensibilité face au monde et dans mon travail artistique.
Je suis installée à Bordeaux depuis un an, mais je pars du principe qu’une fois que l’on a quitté son pays, tous les autres pays sont au même niveau et sont prétexte à la découverte. Je n’ai jamais vraiment été dans l’optique de m’approprier un lieu de façon identitaire; je suis toujours dans le mouvement.
Je suis revenue à Bordeaux seulement dans l’idée d’avoir une base pour travailler, me concentrer sur ma production, puis voyager quand je veux pour chercher de l’inspiration.
Du point de vue artistique, j’ai toujours bidouillé des choses dans mon coin. J’ai commencé par la peinture, mais cela demandait trop d’espace; puis en voyageant, je ne pouvais évidemment pas apporter avec moi tout mon matériel. En ce qui concerne la photo, j’ai commencé avec des films à développer moi-même, mais là encore, sans son propre laboratoire, cela coûte une fortune. Je me suis donc mis au digital principalement pour le côté pratique, puis ça m’est resté.
Ce qui est super intéressant, c’est que j’ai rapidement réalisé que la prise de vue, la photographie seule, ne me suffisait pas. J’ai besoin de revenir à l’image, de la retravailler. Et parfois, je me colle des punitions en faisant des projets sur lesquels je passe des heures et des heures, et en plein milieu, j’arrive même à me demander pourquoi je fais ça, et à quoi ça sert ! (rires)
En prenant juste une photo, j’ai le sentiment de ne pas être rassasiée, qu’il me manque encore un truc à faire. J’ai besoin de digérer en retravaillant l’image, en la transformant. Je fais parfois de la superposition d’images numériques, et d’autres fois du collage papier, et là, le projet peut prendre une toute autre dimension tellement ça peut être long. (rires) Mais tout cela, c’est du plaisir, de la thérapie… C’est plein de trucs en même temps en fait. C’est rigolo aussi de voir comment un projet évolue, car on peut revenir dessus malgré soit.
Je ne m’étais jamais prise au sérieux artistiquement avant que mes amis me poussent à exposer. J’avais un job et faisais mes projets à côté. Je n’ai jamais été dans la démarche de me dire “je suis une artiste, donc il faut que je produise”; tout est arrivé très naturellement. J’ai fait une première expo qui a super bien marché, et petit à petit, cela a pris plus de poids, et j’ai hiérarchisé ma vie autrement. Je ne fais plus que ça depuis 2011.
«Je décrirais mon univers artistique comme l’absurdité au quotidien, avec tout l’émotionnel et toute la beauté qui va avec.»
La base de mon travail est photographique parce qu’il y a toujours un lien très fort à la réalité. Je raconte des histoires qui sortent de mon imaginaire, mais toujours d’après une réalité. C’est aussi pour cela que j’adore le principe du collage: cela me permet d’apporter une dimension totalement autre à mes photos, à mes images.
Je décrirais mon univers artistique comme l’absurdité au quotidien, avec tout l’émotionnel et toute la beauté qui va avec. Ce qui m’intéresse, c’est cette absurdité qui se répète jour après jour. Je trouve que le monde dans lequel nous vivons est complètement fou, mais avec une certaine fragilité et une certaine beauté qui me parlent. Cela peut être de l’absurdité imposée par la politique, par l’économie, la culture, la société ou par nous-mêmes – car on s’impose plein de choses débiles -, mais le fait que cela se reproduise tous les jours fait que cela devient matière sensible, et du coup intéressante à capturer. Je peux donc travailler à partir d’une photo de rue, où j’observe des petits détails absurdes et drôles, ou des sujets beaucoup plus graves et forts, mais cela touche toujours l’être humain et c’est toujours émotionnellement touchant.
Évidemment, l’Iran est omniprésent dans mon travail. Sans ce lien à mon pays, je serais bancale. J’ai fait beaucoup de photos de mes voyages, et je superpose ces différentes cultures. Je trouve intéressant de voir comment, d’une société à l’autre, les choses évoluent, ainsi que le rapport qu’ont les gens à ces choses-là.
Je pense qu’il y a un peu d’autobiographie dans mon travail, car on y retrouve toujours les mêmes thématiques. On y retrouve ces femmes un peu chahutées, fragiles mais très fortes à la fois, qui n’abandonnent pas – cela doit être mon côté féministe (rires) – ; on retrouve de la beauté et de la douceur dans des choses qui en principe ne le sont pas. Il y a toujours dans mon travail un lien entre les choses qui s’opposent, entre ce qui est visible et ce qui ne l’est pas, le dehors versus le dedans, le privé et le public, l’homme et la femme… toutes ces grandes oppositions. D’où mon idée principale d’opposition et d’absurdité.
D’où te vient cette créativité ?
«Je pense que ma créativité vient du fait que je sois iranienne»
Je ne sais pas trop d’où cela me vient. Si tu veux, ce que je crée vient d’une observation; quelque chose me touche émotionnellement, et j’ai besoin de le passer à travers mon propre filtre pour mieux la comprendre, pour mieux l’appréhender.
Peut-être que je regarde beaucoup trop le détail des choses en général, et j’y vois alors des choses que je ne vois pas ailleurs, des choses qui sont de l’ordre du ressenti et je dois avoir besoin de les exprimer.
Peut-être aussi le fait de venir d’Iran qui est un pays fait de contrastes, et un pays en contraste avec tous les autres pays aussi. L’Iran est tellement complexe, tellement intriguant et intéressant ! Et j’ai l’impression que c’est comme ça que je perçois le monde en permanence, avec cette double exposition du dehors et du dedans, avec ce que je vois en Iran et son équivalent à l’extérieur. Je pense que ma créativité vient du fait que je sois iranienne et que j’ai eu le parcours singulier de quitter mon pays sans jamais non plus l’abandonner, d’avoir avec lui un lien viscéral et le besoin d’y retourner en permanence.
Quelles sont tes inspirations artistiques ?
Avant tout la société, le côté cynique des choses, et bien sur l’absurdité. Il n’y a pas un élément en particulier, je peux très bien entendre, voir quelque chose qui va déclencher une idée. C’est vraiment tout ce qui m’entoure.
J’ai par exemple réalisé une série de photos après avoir feuilleté l’album de mariage de mon cousin. Je me suis alors questionnée sur le mariage, et surtout sur ces images sublimées qui capturent un “amour éternel” – alors que nous savons très bien que rien n’est éternel -. J’ai trouvé intéressant de travailler sur l’image d’un couple de mariés prenant les poses glamour classiques des photos de mariage, mais dans un quotidien banal de Téhéran tel que chez le boucher ou le boulanger.
La musique et la danse peuvent également être sources d’inspiration, notamment des gens comme Pina Bausch.
Sur quel(s) projet(s) travailles-tu en ce moment ?
Sur un projet casse-gueule. Sur la présence par l’absence, sur la réflexion d’être submergés d’images aujourd’hui, et comment, au lieu d’en créer de nouvelles, on peut en décomposer, en transformer une déjà existante.
C’est totalement casse-gueule car c’est très philosophique par moment, très prise de tête et absurde, mais cela m’intéresse car cela pose une question plus large, à savoir si l’on peut effacer quelque chose du passé, ou comment peut-on faire disparaître quelque chose auquel on a cru ou tenu ?
Ce projet va, je pense, marquer un temps dans mon travail, il va fermer un chapitre et faire table rase pour en commencer un autre. J’avais envie de marquer le coup de manière symbolique, sur le fait de passer d’un travail plus tourné vers la société à un travail plus basé sur ma propre interprétation des choses et sur mon imagination. Et ce projet est un “projet entracte”.
Je réalise aussi que mon travail devient de plus en plus plastique et tend de plus en plus vers la performance, mais toujours avec une base photographique.
Cela fait déjà quelques mois que je suis sur ce projet, mais je ne suis pas encore satisfaite, je n’arrive pas totalement à sortir, à concrétiser ce que j’ai en tête, c’est donc loin d’être terminé.
Il y a aussi mon projet The Thin Line, qui est sur cette frontière entre deux mondes. C’est un dialogue entre l’Iran et un ailleurs, mon ailleurs, et finalement avec la création d’une troisième image qui représente mon monde. C’est une série que j’ai terminée en début d’année, et là, je suis dans la phase où je dois contacter les uns et les autres pour l’exposer, et c’est une étape que je repousse car je déteste faire ça ! (rires)
Quel autre métier aurais-tu aimer faire ?
Un truc avec les fleurs. J’adorerais faire une installation avec des fleurs. Cela serait vraiment mon kiffe, car j’ai une obsession pour les fleurs. Cela me plairait bien d’être fleuriste.
Un artiste coup de coeur à nous faire découvrir ?
J’en ai plusieurs. J’aime beaucoup l’univers de mon amie Maneli Aygani qui est aussi iranienne et qui fait de la gravure. Je trouve qu’il y a beaucoup de passerelles entre nos univers, mais avec des expressions différentes. Elle a cette capacité d’exprimer par l’illustration et la gravure ce que moi j’essaie d’exprimer par la photo.
Il y a également Moonassi, un illustrateur coréen dont l’univers me parle énormément.De manière générale, j’ai une fascination absolue pour les illustrateurs, car quand j’essaie de dessiner une scène ou un personnage, cela ne ressemble à rien. (rires)
As-tu un morceau que tu écoutes en ce moment ?
L’Être Lambda est un artiste bordelais (et un ami) qui vient de sortir son album. J’aime particulièrement le morceau qui s’appelle “La Traversée”, mais je ne sais pas si on peut déjà le trouver.
As-tu une anecdote à nous raconter ?
C’est au sujet du projet Heart Dish que j’ai réalisé en Iran pour une exposition à Singapour en 2013.
Cela a été très périlleux. J’ai tout d’abord eu l’idée de faire une installation avec une trentaine de paraboles satellites sur un toit à Téhéran, et de la prendre en photo. Mais ça s’est avéré trop compliqué et trop risqué car les paraboles sont interdites en Iran. Ensuite, en faisant plein d’essais, j’ai finalement décidé d’utiliser le collage pour ce projet. J’ai alors été confrontée à 2 gros niveaux de difficulté. Tout d’abord celui de faire découper 200 images de paraboles et 200 images coeurs au laser; cela nécessitait beaucoup trop de précision pour le faire à la main (sans parler de la quantité). J’ai donc réussi à trouver une société à Téhéran qui était d’accord pour le faire, mais qui n’avait pas pour autant l’habitude de découpe aussi précise, et encore moins sur un papier fine art. Cela a été long et compliqué de leur faire comprendre que le travail devait être très précis, et ils ont eu besoin de faire plein de tests avec leurs machines pour que cela fonctionne sur mon papier, papier qui coûtait une blinde.
Aussi, il y avait à cette époque une politique internationale de sanction à l’égard de l’Iran, et plein de produits ne pouvaient pas entrer dans le pays, dont mon fameux papier. Donc au delà de la fortune que cela pouvait me coûter, la deuxième difficulté était de ne pas avoir la quantité nécessaire de papier pour terminer le projet. J’ai donc dû tirer et découper la moitié de l’expo à Téhéran, et l’autre moitié à Singapour.
Entre le moment où j’ai eu l’idée du projet, le moment où j’ai trouvé la manière dont je voulais l’exprimer, et la procédure complète, cela a bien duré un an et demi.
Y-a t-il un endroit où tu aimes particulièrement aller ?
Téhéran. J’ai systématiquement besoin d’y retourner.
Et puis il y a Melbourne qui est l’endroit où je vais quand rien ne va, quand j’ai besoin de m’extraire de quelque chose, de mettre de l’ordre dans ma tête ou dans ma vie. J’ai vécu là-bas pendant un an, et depuis, c’est l’endroit qui me fait me sentir bien. Et puis c’est une ville qui ne change pas. Et j’espère bien qu’elle ne changera pas, car j’ai vraiment besoin d’un endroit comme ça ! (rires)
Quelle personnalité nous recommandes tu d’interviewer pour 10point15 ?
Alexandre Dupeyron, qui est photographe. Il approche la photographie presque comme de la peinture. Il travaille beaucoup avec le flou, et se sert du moment de la prise de vue pour la transformer tout en capturant ce qui ne sera plus là l’instant d’après. Il donne à l’image une matière et une existence beaucoup plus marquée avec le mouvement et le flou. C’est d’ailleurs super intéressant d’être avec lui quand il fait ses photos car on sait que son image ne sera absolument pas ce qu’on est en train de voir sur le moment.
Je pense qu’on se rejoint dans la sensibilité et dans l’envie et le besoin de transformation, sauf que lui, il transforme l’instant lors de la prise de vue et moi je transforme après en y passant beaucoup d’heures.