Est-ce que vous pouvez me parler de votre pratique et de vos projets actuels ?
Nous travaillons ensemble Hugo Durante et Guillaume Segond. Ce sont nos deux noms de famille contractés avec un seul « D ». Ce nom résume bien notre façon de travailler : nous sommes deux mais c’est un travail à quatre mains, deux artistes pour une œuvre. On aime bien dire 1 + 1 = 3.
Ensemble, nous faisons de la sculpture et notamment du moulage de formes issues du patrimoine. Ce qui nous intéresse, c’est la collision des esthétiques : mélanger du contemporain à de l’ancien c’est-à-dire du glitch, de la défaillance. En France, nous avons la chance d’avoir un patrimoine extrêmement riche, mais nous ne savons plus le regarder. Nous aimons bien jouer sur cette espèce de champs de ruines à revitaliser. Notre vision de la ruine est d’ailleurs liée à internet car lorsque l’on se connecte, on voit des images qui sont à l’état de ruine, on ne sait pas d’où elles viennent, qui en est l’auteur ou qui l’a re-postée. Internet est une sorte de cimetière d’images qui fragmente votre vision. C’est pourquoi nous produisons beaucoup d’œuvres morcelées. Dans l’esthétique de la ruine, nous aimons les artistes comme Cyprien Gaillard.
Concernant nos projets actuels, nous sommes finalistes du Prix Maïf pour la sculpture contemporaine. C’est un concours national tourné autour de la pratique du bronze. Il permet à de jeunes artistes de réaliser leur première sculpture avec ce médium. Nous avons proposé une maquette de 70 cm qui sera réalisée si nous gagnons. D’ailleurs, si vous voulez voter pour notre projet via le site internet, n’hésitez pas, l’oeuvre ayant le plus de vote gagnera la voix du public.
Nous avons aussi une exposition à venir au mois d’octobre chez Pierre Poumet avec l’artiste Louis Granet qui tournera autour de la question de l’ornement et du baroque.
«Internet est une sorte de cimetière d’images qui fragmente votre vision.»
D’où vous vient cet intérêt pour la matière ?
C’est une chose qui s’est faite naturellement. Dans notre travail, nous expérimentons énormément et avons un goût pour l’artifice. On travaille avec du plâtre qui ressemble à du marbre et avec de la céramique effet bronze. Nous sommes perpétuellement dans le simulacre. Par exemple, nos dernières pièces Franck The Frivolous sont des plaques de céramique peintes à l’huile avec de l’émail. Là aussi, on pourrait penser à de la peinture mais elles restent des sculptures. On aime l’évolutivité du matériau. Comme nous ne sommes pas issus du monde de la sculpture à la base, nous voyons plus loin que la « sculpture sculpturale ». Par exemple, on a réalisé des sculptures de barbecues portables. De cette manière, on va aller au-delà de l’objet figé. C’est parce qu’on s’intéresse d’abord aux images qu’on aime penser la sculpture, non pas uniquement comme un objet, mais aussi comme quelque chose capable de devenir hybride ou performée.
Il faut avouer que l’on cherche à se mettre dans des situations délicates pour s’amuser. On se demande même parfois si nous n’attirons pas les galères. Parfois, nous sentons la mauvaise idée mais nous y allons quand même, quitte à foncer dans un mur. Sans prendre ces risques, beaucoup de projets n’auraient jamais aboutis. Par exemple, la sculpture du château Smith Haut Lafitte était une véritable prise de risque en termes de temps et de savoir-faire. Il y a toujours un moment où le projet nous échappe même si nous aimerions tout maîtriser.
Selon nous, c’est que ce n’est pas parce que l’on n’est pas un bon technicien que l’on est pas un bon artiste et inversement.
Dans notre pratique, on aime bien l’idée de profaner un héritage que l’on va mouler de manière iconoclaste. Mais le profane c’est aussi celui qui ne sait pas faire les choses mais qui a la volonté de les faire. C’est d’ailleurs le nom de notre mémoire : « Profane ». Pour l’anecdote, à l’intérieur, il y a une coquille que l’on a beaucoup aimé : « Michel l’ange » au lieu de « Michel-Ange ».
Mais ce qui nous motive avant tout, c’est le plaisir de faire de la sculpture et de s’amuser. Il y a une certaine adversité avec la matière. C’est un rapport intime avec la terre. C’est d’ailleurs d’une sorte de pellicule infra-mince que surgit la sculpture et c’est à partir de là qu’elle devient nôtre.
Quels étaient vos esthétiques respectives avant de travailler en duo ?
Hugo : Je travaillais la question de la codification des attitudes. J’aime bien parler d’images barbelées : peu importe dans quel sens tu t’y frottes, elles accrochent. J’aimais le travail de General Idea avec Nazi Milk qui pose la question de l’innocence des images. Aujourd’hui, nous sommes bombardés d’images et je trouve intéressant de s’interroger sur leurs constructions. C’est ce qui m’avait amené à créer des photographies de régimes totalitaires de la Seconde guerre mondiale avec une esthétique pop. Elles dérangeaient alors que tout était faux. À côté de ça, j’aime toucher la matière et c’est pourquoi j’ai mis la photographie de côté au profit de la sculpture. Je trouvais qu’elle manquait de matérialité plastique.
Guillaume : De mon côté, je m’intéressais à la « pseudo singularité » : au cactus, à la plancha, au barbecue… C’était pour moi une manière de penser un exotisme qui n’en est pas un. Une espèce d’imaginaire qui évoque quelque chose de très lointain mais aussi de banal. Je faisais de la peinture qui parlait de simulacre. Par exemple, j’ai découpé une toile en forme de cactus dans laquelle j’ai peint un crocodile gonflable. J’aime cette idée de « proximité lointaine », d’imaginaire exotique admis. Aujourd’hui, nous continuons à nous poser ce genre de question. Par exemple pour le prix Maif, on a présenté une sculpture représentant les ailes du Chrysler Building, ce qui pose là encore des questions des symboles, de l’apparat, du superficiel, de la surface, de la brillance…
Ensuite, nous avons travaillé en duo. Au début, on travaillait ensemble sans rien avoir scellé. Puis un jour, nous avons discuté avec notre professeur de l’époque, Daniel Dewar, qui nous a dit : « À 14h, je veux savoir si vous bossez ensemble ou pas les gars. ». C’est un artiste british avec un humour pince-sans-rire donc on ne sait jamais s’il déconne ou pas et nous étions un peu impressionnés car nous n’avions que 22 ans. C’est ce jour-là qu’on a décidé de passer notre diplôme ensemble et de partir en stage ensemble. Au final, nous avons tenus notre parole mais ça n’a pas été de tout repos. Daniel Dewar est quelqu’un de très important pour nous et c’est pourquoi on lui a rendu hommage à travers une de nos œuvres : Daniel. Pour nous, c’est aussi très important de ne pas masquer nos références. On a une grande histoire d’amour avec les Daniel : Daniel Firman, Daniel Dewar et même certains collectionneurs.
Pourriez-vous nous parler des rencontres qui vous ont marquées ?
Tout d’abord, il y a Laurent Ledeunff qui nous a appris à réfléchir aux questions d’échelles dans la sculpture. Par exemple, notre intérêt pour la miniature vient clairement de lui.
Quand à Daniel Dewar, il nous a apporté sur le fond. Nous en avons déjà parlé mais en une punchline, il te donnait la réponse. Par exemple, un jour il nous a demandé « Pourquoi les artistes ont tendance à lisser et à ne pas assumer une brutalité dans le geste ?». C’est suite à cette interrogation que nous avons décidé d’avoir des gestes brut et précieux à la fois.
Enfin, Daniel Firman qui nous a aidé à avoir une vision du développement de l’artiste.Ces 3 artistes ne sont pas arrivés au même moment dans nos vies mais ils nous ont aidé à nous construire différemment. Laurent, c’est au tout début. Daniel Dewar, c’est quand on commençait à être artiste. Daniel Firman à la sortie de l’école, en développement professionnel lorsque les enjeux n’étaient plus les mêmes que lorsque nous étions étudiants. Il ne te dit pas que ton travail est génial, loin de là, mais il diffuse une vraie force dans son idéologie, sa générosité et son professionnalisme et c’est vers là que l’on souhaite aller.
Enfin, il y a Olivier Babin de la galerie Clearing à New York qui nous a donné pour conseil de ne jamais s’arrêter de courir. Bon conseil !
Quelles sont vos influences ?
Nous ne sommes pas toujours d’accord mais nous trouvons des issues dans nos échanges.
Nos influences vont de Rodin aux grottes de Lascaux en passant par Justin Matherly. On est sensibles aux personnes qui se posent la question du décoratif et qui l’assument. En France, il y a parfois un problème avec les artistes décoratifs. Le décoratif est souvent vu comme accessoire, coquet, inutile et superficiel. Par exemple, nos céramiques sont le summum de la fantaisie. Le geste maniéré nous a d’ailleurs beaucoup été reproché à l’école. Dans nos toiles, au contraire, les mains caressent des lames de couteaux sur fond de feuille d’or. Elles rappellent justement le maniérisme, ce courant où l’on portait des tissus du bout des doigts.
En ce moment, coup de cœur pour un artiste de Los Angeles Jonathan Monk. Il revisite l’histoire de l’art d’une manière iconoclaste. Par exemple, il a repris des sculptures ballons en forme de lapin de Jeff Koons qu’il a dégonflé.
Puis, il y a l’artiste new-yorkais Gavin Kenyon qui moule un peu tout : des tapis, des sacs au couchage… On partage un certain lexique de formes avec lui. J’aime sa vision du moulage qui nous donne envie d’aller plus loin.
Ce qui est bien avec l’histoire de l’art, c’est que l’on se sent proche de personnes que l’on ne connaîtra jamais, souvent parce qu’elles sont décédées. C’est pour cela que nous aimons créer des ponts dans l’histoire de l’art et donner des noms d’artistes à nos œuvres. On aime créer une intimité avec d’autres artistes qui ne nous connaîtront jamais et qui nous détesteraient peut-être.
Est-ce que vous avez un conseil à donner à quelqu’un qui souhaite se lancer ?
Nous avons déjà répondu à cette question dans le magazine L’œil du mois de mars 2018. Globalement, pour nous, c’est une question d’endurance. Il faut savoir sprinter. Le travail d’artiste est un marathon.
C’est aussi de la détermination parce que l’on est qu’au tout début. C’est également très important de travailler pour soi pour ne pas se perdre dans une mode. Il y a beaucoup de jeunes artistes qui écoutent leur « artiste-enseignant » ou suivent des modes communautaires et leur singularité en prend un sacré coup.
Quel autre métier auriez-vous aimé faire ?
Hugo : Etre pilote de chasse. C’est d’ailleurs souvent convoqué dans mes formes qui sont souvent militaires, épiques ou légendaires. Par exemple, j’aimais beaucoup les Chevaliers du ciel.
Guillaume : Animateur radio comme ma mère. Elle exerçait cette profession lorsqu’elle était enceinte de moi et m’a peut-être influencé inconsciemment. Je faisais des jingles quand j’étais petit.
Tous les deux, on prend du plaisir à faire des projets lorsqu’il s’agit de partir à l’aventure à l’extérieur et de se confronter au moulage. C’est un peu comme Bouvard et Pécuchet qui se lancent dans une entreprise qui les dépassent totalement mais ils s’en sortent toujours. C’est deux gars qui se rencontrent sur un banc, ils ne savent pas quoi faire donc ils s’inventent médecins, agriculteurs. Ils font toujours quelque chose « à peu près » mais ce n’est jamais bien réalisé et ils finissent par copier des livres. C’est comme s’ils moulaient des livres. Ils écrivent des copies de livres tronqués. C’est surtout le plaisir de faire qui nous plaît.
Un lieu où vous aimez aller ?
Hugo : La plage du Porge parce qu’il y a pleins d’opportunités comme faire des sculptures sur la plage ou des bas-reliefs mais aussi des vagues pour surfer et arrêter de penser. Autrement, j’aime aussi les grands musées comme le Met, Versailles ou la Fondation Pinault à Venise parce qu’il n’y a pas toujours des expositions extraordinaires dans les musées d’art contemporain.
Guillaume : Je dirais les clubs comme les Nuits Fauves à Bercy car c’est un exutoire. Je suis un grand fan de musique électronique et de techno. C’est les rares moments où je ne pense à rien.