Peux-tu nous parler de toi, de ton activité et de ton univers en quelques mots ?
Je suis né à Berlin de parents français. Nous avons quitté la ville à mes 4 ans. Après des passages par Paris puis Londres, un besoin profond m’a poussé à retourner à Berlin en 2007. De part son histoire et pour des raisons économiques, Berlin laisse depuis longtemps la place à l’expérimentation, qu’elle concerne l’art ou la quête de modes de vie alternatifs.
J’ai retrouvé cette ville pour me réaliser.
Depuis 2008, je développe une approche visuelle autour de la performance musicale au sein du projet Berliner Moment. Le site Berliner Moment présente la collection de tous ces films en ligne. L’idée est de saisir la créativité de groupes berlinois, de plonger dans leurs histoires… Les « Stories of… » documentent la scène musicale indépendante dans une approche singulière. La manière de filmer, d’échanger avec les artistes nous les rend plus proches.
Je travaille aussi en parallèle en tant que monteur pour la télévision. C’est un média qui a ses propres règles. À l’inverse, dans Berliner Moment, je joue à essayer de les contourner, à répondre aux contraintes télévisuelles : choisir des gens encore peu connus, des projets singuliers, leur donner une exposition en dehors des grands médias traditionnels, puis mettre à disposition mes films de manière libre, leur donner une vie autonome…
D’où te vient cette passion pour la réalisation ?
Dès l’âge de 14 ans avec mes amis, j’écrivais des scénarios et organisais de véritables petits tournages dans la maison familiale ! J’ai toujours tenté de rester fidèle à mon univers, que ce soit à travers la photographie, la mise en scène, l’écriture d’histoires et le montage vidéo.
Quelle est la personne qui t’a le plus marqué professionnellement ?
Il y a dix ans, la découverte du travail de Vincent Moon a marqué, pour moi, une rupture.
Avec la Blogothèque, il s’est intéressé de manière totalement novatrice pour l’époque au lien entre la culture, l’expression musicale et les humains. C’est un photographe vidéaste nomade qui est toujours resté très intègre dans sa vision. Regardez les Take Away shows, les concerts à emporter en 2006 ! Dans un café, il capturait un moment que le live sur scène ne pouvait pas procurer. Il se plaçait au même niveau que le spectateur, nous faisait ressentir la magie du lien entre le musicien et le public. Il les mettait au même niveau, enlevait la séparation de la scène. Son approche a été déterminante dans le développement de mon univers.
Sur quels projets travailles-tu en ce moment ?
«J’en avais marre de diffuser des films seulement sur internet !»
Depuis un an, Berliner Moment s’est développé : nous avons franchi la barrière de l’écran et commencé à investir nous-même la scène. J’en avais marre de diffuser des films seulement sur internet ! Il me manquait beaucoup le contact direct avec le public ; j’étais envieux des musiciens qui recevaient, eux, à chaque concert, des applaudissements ! Ces soirées ne sont pas des séances de cinéma pur : nous enchaînons une projection de film avec un concert pour tenter de donner une autre dimension à la performance musicale. Le public vit ainsi une autre relation avec les artistes, tout comme les artistes avec le public. Ces soirées sont devenues des moments très précieux pour moi. Elles ont lieu à la Villa Neukölln, un endroit authentique, pas loin de mon lieu de naissance, Boddinstraße.
L’année dernière, ma rencontre avec Laurent Latappy (Django Radio) a propulsé Berliner Moment à un tout autre niveau. Nous coréalisons désormais les films et travaillons sur des formats de 30 minutes. Cette durée permet de découvrir un artiste plus en profondeur, en une suite de chapitres. Cette nouvelle série de portraits tend à incarner, à chaque fois, un thème spécifique. Notre dernier film sur Steven Paul Taylor par exemple explore la vie des musiciens de rue au travers de son portrait personnel. Par ailleurs, le concept initial des soirées reste le même : le film est projeté en début de soirée puis laisse place à un concert live de l’artiste présenté dans le film.
Une autre personne dont la collaboration m’est chère est de Florent Chaintiou, ingénieur du son, plongé dans la scène jazz berlinoise depuis dix ans. Son savoir technique sur les tournages et son aiguillage dans le choix des artistes m’ont toujours été d’une aide précieuse. C’est toujours un énorme plaisir de rencontrer des gens partageant la même façon de voir les choses !
Notre prochain sujet de film est l’exil, un thème que je souhaite aborder avec des personnes fuyant la guerre et récemment arrivées en Allemagne. Nous voulons filmer des musiciens de talent, de préférence arrivant de Syrie. Parler de leur parcours en écoutant leur musique, oublier le mot de « réfugié » pour se concentrer sur l’humain.
Une envie de long métrage ?
ARTE vient de valider la production de mon projet de film Saz : un road movie documentaire allant de Berlin à l’Iran sur les traces des légendes du Saz.
Le saz est l’instrument traditionnel des peuples turcs. Il revêt une importance extrême et très sentimentale pour les gens de cette communauté. Je n’ai jamais vu ça ailleurs, jamais entendu parler de musique comme cela ailleurs. C’est un rapport à la musique qu’on ne connaît pas !
Les gens me disent : « la musique du saz me rappelle des temps ancestraux, c’est mon cœur, ma famille, mon pays, mes ancêtres ». Ils utilisent des mots d’amour pour le saz ! C’est pour eux « le Coran avec des cordes » ! Les Alévis (de tradition soufie) l’utilisent comme outil spirituel d’accès au monde divin.
Il y a cinq ans, j’ai rencontré Petra Nachtmanova, une artiste a des origines multiculturelles, mais pas turques. Elle s’approprie néanmoins cette culture en interprétant la musique et les chants du saz. À travers ses concerts, elle crée un pont visible et palpable autour de la musique. Les gens s’intéressent donc de manière très naturelle aux uns et aux autres.
De plus, nous avons découvert ensemble que l’histoire du saz n’avait jamais été racontée dans sa totalité. Il appartient à une culture de transmission orale qui existe depuis plus de 2000 ans. L’instrument a migré il y a des milliers d’années avec les peuples turcs de la Chine de l’Ouest, jusqu’aux années 60 avec les migrations des Turcs en Allemagne. Cette musique populaire est en quelque sorte la bibliothèque de leurs cœurs. Dans les chants, on retrouve des traces de protestations (souvent humanistes, blessés, épris de libertés), des traces historiques mais aussi intimes (chants de deuil, de mariages, etc.).
J’ai eu envie d’explorer tout cela et d’en faire un film. Nous mettre en scène, Petra et moi, pour partager cette exploration, cet amour. En 2016, nous prendrons la route de Berlin vers l’Europe centrale, pour découvrir où et comment les saz ont survécu jusqu’à aujourd’hui.
L’intégration des Turcs en Allemagne n’a pas toujours bien fonctionné, leur sensibilité peut rester incomprise. À travers Petra, une jeune femme étrangère s’intéressant à leur profondeur émotionnelle, le film incarne la possibilité d’une compréhension mutuelle. Les publics turcs et européens ont quelque chose à y trouver. D’autant que Petra n’est pas la seule étrangère à jouer du saz ! Avec l’avènement d’Internet, de nombreux nouveaux joueurs du monde entier se lancent dans la pratique du saz et de ses chants. Sa présence en ligne est énorme, incontrôlée, virale, spontanée. Le saz, plus que jamais, continue son rôle de transmission orale, sans qu’elle ne soit organisée ni promue.
Un coup de cœur à nous faire découvrir ?
Spartacus et Cassandra de Loanis Nuguet. Un maestro de film documentaire. L’accès à l’humain est bouleversant. On croirait à une fiction tellement la caméra arrive à capter une histoire et des conflits d’habitude impossibles à saisir en temps normal.
Un morceau que tu écoutes en ce moment ?
La BO du film Victoria, composée par Nils Frahm.
Ou encore une musique électronique d’ambiance qui me bouleverse, extrêmement émotionnelle. Elle est très proche de la musique de mon ami pianiste Amine Mesnaoui quant à la présence du silence entre les notes. La musique est presque parfois plus forte que le film !
Un métier que tu aurais voulu faire ?
J’avoue que je fais ce que j’ai toujours voulu faire ; mais j’entretiens une énorme fascination pour ces photographes courageux qui parcourent le monde et traitent les sujets sociaux et politiques actuels. J’aime fantasmer qu’un jour je pourrais en être un. Ils sont juste incroyables !
Une anecdote à nous raconter ?
«Ce type de communion est naturel à Berlin. Ça me touche.»
Deux anecdotes ! Car elles sont assez significatives de mon approche.
En premier, ma rencontre avec Polka Geist, un groupe allemand. Je suis tombé sur eux par hasard alors que je rentrais d’un autre concert « très propre très bien ». Ils jouaient à 3h du matin dans la station de métro Kottbusser Tor, entourés d’un mix incroyable de gens : une centaine de jeunes gens à la mode, de touristes, d’enivrés, de drogués… Tous à danser sur leurs rythmes klezmer ! Ce type de communion est naturel à Berlin. Ça me touche.
Et l’année dernière : un élan formidable s’est créé après la diffusion web de mon film sur Winton Kelly Stevenson. Ses proches, aux États-Unis, ont lancé une collecte d’argent pour lui payer un aller-retour à New-York afin qu’il puisse revoir sa mère, qu’il n’avait pas revue depuis 8 ans ! Winton lui-même n’en revient pas : les gens dans la rue le reconnaissent, se sentent proches de lui, de son histoire !
Quelle personnalité nous recommandes-tu de rencontrer pour 10point15 ?
Antoine Villoutreix, auteur compositeur français vivant à Berlin depuis 10 ans. Il porte un regard sur la ville qu’il est important de défendre : une vision personnelle et chaleureuse de Berlin, loin de l’image restrictive teuf – drogues – Berghain qu’on lui prête. J’aime son approche de la musique. Son attitude est authentique et sincère, son travail ancré dans un quotidien franco-allemand. C’est extrêmement touchant de l’écouter chanter ses compositions en allemand, qu’il fait alterner sur scène avec des textes en français.