Peux-tu nous parler de ton métier et de ton univers ?
Je suis plasticienne. C’est le terme qui représente le mieux ma démarche. J’ai mis un peu de temps pour oser me dire artiste. Mon métier en trois verbes ? Je dirais : créer, tisser, ressentir. « Créer », c’est une évidence. « Tisser », c’est la technique que j’utilise, j’entrelace des fils de toutes natures, de toutes provenances. Mon médium de prédilection, c’est le fil de pêche depuis des années. Ce choix tient à ses qualités techniques… et à mes origines bretonnes. Je crée de la densité avec ce fil pour mettre en valeur la transparence, la couleur et la lumière.
«L’interaction couleur – lumière – espace guide ma création depuis des années»
Le « ressentir » est une part importante de mon approche. L’interaction couleur – lumière – espace guide ma création depuis des années. Les transitions de couleurs, les notions de passage et de dégradé sont très présentes dans mon travail. Elles évoquent ces émotions souvent imperceptibles, ces changements d’humeur et d’état d’âme que nous traversons au cours d’une heure, d’une journée, d’une année.
Tu évoques souvent l’expérience sensorielle de ton travail, peux-tu nous dévoiler ton métier sous cet angle ?
Le toucher est extrêmement important, je travaille presque plus au doigté qu’à l’œil. C’est vraiment une affaire de sensibilité des doigts. Le fil de nylon est très réactif, il fait des nœuds, il s’entortille; le toucher est primordial. C’est vrai en broderie et en couture, c’est encore plus vrai en tapisserie, car on travaille sur l’envers de l’ouvrage. L’olfactif est très présent aussi. Il y a l’odeur du bois, celle des métiers et des cadres avec lesquels je tisse. Il y a aussi l’odeur forte de la laine quand je fais un travail plus classique. La vue est importante, je suis guidée par la couleur, par des couleurs fortes qui varient avec la lumière, l’heure du jour, l’éclairage de l’œuvre, leur superposition. Tous ces effets créent une sorte de brouillage. Etant très myope, je pense que j’ai cherché à recontacter des sensations de l’enfance, vous savez, l’âge où on perçoit les couleurs avant les formes. Côté son, le métier fait beaucoup de bruit car les cordes sont tendues. Quant au goût, il n’y a pas d’interférence avec mon travail, sauf peut-être ce petit goût salé quand je mordille de temps en temps un bout de cordage. Pourquoi salé ? Même si j’ai mon fournisseur préféré, je ramasse du fil de pêche sur les plages, c’est mon petit cas de conscience écolo. D’ailleurs, j’aimerais bien nouer un partenariat avec la Surfrider Foundation.
Peux-tu nous parler de ton chemin ?
Il commence très tôt. J’ai un papa architecte qui a toujours peint, dessiné, sculpté, gravé. L’art était très présent à la maison. Toute jeune, j’ai été attirée par le textile. Maman tricotait et cousait. Ma grand-mère passait son temps à tricoter. Ma grande tante à coudre. A 8 ans, je voulais être Yves Saint Laurent… en toute modestie ! J’avais écrit ça dans une rédaction. J’avais de bonnes notes en rédaction. J’ai toujours eu envie de faire une école de stylisme. En visitant l’Ecole Supérieure des Arts Appliqués Duperré, j’ai découvert ses ateliers de création textile, broderie, tissage et tapisserie. C’était merveilleux.
«Ce qui me passionnait, c’était la trame, la superposition, la transformation, l’entrecroisement et la déformation des mailles du filet»
Après un détour par une hypokhâgne, j’ai intégré l’école et suivi une formation en arts appliqués spécialisée en broderie. Mon travail portait sur les filets de pêche et de légumes. Ce qui me passionnait, c’était la trame, la superposition, la transformation, l’entrecroisement et la déformation des mailles du filet. J’ai ensuite travaillé sur la matière, avec cette idée de superposer des trames déployées dans l’espace. C’est là que sont entrées les notions d’architecture, de volume, de lumière et de couleur. Mon chemin est fait de fils qui se croisent et de phases qui se succèdent. J’ai commencé par la tapisserie au fil de nylon, longue d’exécution, de par la finesse du fil et des surfaces que je travaille. Je me suis ensuite remise au dessin. J’ai pu libérer le geste, changer d’approche même si je retrouve dans le dessin ce geste répétitif du tissage. Puis j’y ai remis du fil, je brode mes dessins.
Quelle est la personne qui t’a le plus inspirée sur ce chemin ?
Diana Brennan. Je l’ai eue comme professeur à l’Ecole Duperré. Aujourd’hui designer textile, elle était à l’origine lissière, elle créait des tapisseries. Elle a une véritable approche artistique des choses.
«Dans la création, l’inconscient travaille tout seul, comme par magie.»
Quelles sont tes sources d’inspiration artistique ?
Avant tout des émotions esthétiques avec des images, des artistes, des choses qui me nourrissent. Je suis une véritable éponge. Par exemple, j’écoute souvent France Culture en travaillant. C’est une écoute parfois active, parfois totalement inconsciente. Tout à coup, j’entends un mot, il va faire écho à mon travail. Dans la création, l’inconscient travaille tout seul, comme par magie.
Du côté de l’inspiration purement artistique, il y a les artistes du mouvement cinétique, le “Light and Space movement” des années 60 avec des artistes travaillant sur l’espace et la couleur, James Turrell ou Ann Veronica Janssens par exemple. Il y a aussi les fresques de Giotto à Assise en Italie. Comment une œuvre aussi ancienne peut-elle être aussi émouvante ? J’ai été bouleversée par tant d’humanité. J’aime également la peinture chinoise pour l’encre et le papier. Je suis sensible à cette matière. Qu’est-ce qui peut rapprocher l’encre de la tapisserie quand l’une représente l’immédiateté et l’irréversibilité du trait, l’autre plus de 200 heures de travail pour une surface d’à peine 1 m2 ? la sensibilité à la matière, le geste, la notion de temporalité je dirai.
Sur quel projet travailles-tu en ce moment ? Lequel rêves-tu de réaliser ?
J’ai actuellement huit projets en cours, sous forme de séries. Au lieu de développer mes séries, pour développer l’idée, de nouvelles idées naissent. J’ai toujours envie de passer à autre chose, je change de sujet, je passe de l’un à l’autre. J’ai de quoi nourrir des années de travail, certaines œuvres nécessitant plus de 200 heures. Je devrais faire une arborescence de tous les projets que j’ai en tête ! Je réalise actuellement une tapisserie, toujours en fils de nylon, sous la forme d’un triptyque, avec l’idée de recherche de la couleur et de la vibration chromatique. Cette œuvre, intitulée « Grand moiré CMJ », représente les trois couleurs élémentaires (cyan, magenta, jaune). Ces panneaux, disposés dans l’espace, permettent d’obtenir des jeux de couleurs, par déambulation et superposition optique. Mon rêve serait de réaliser des tapisseries gigantesques. Je suis juste limitée par le temps.
Un lieu où tu aimes te retrouver, te ressourcer ?
C’est difficile de choisir!<br>Je peux vous recommander mon frère, Gildas Le Pape, excellent guitariste de jazz, il vit à Oslo ; et ma sœur, Aude Le Pape, comédienne talentueuse et amoureuse des Balkans. C’est bien d’avoir une telle fratrie, pour se serrer un peu les coudes, au grand dam de nos parents parce qu’on vit tous les trois dans des situations un peu précaires… mais ils l’ont bien cherché !
Un lieu où tu aimes te retrouver, te ressourcer ?
Je suis fan du groupe « Godspeed You Black Emperor ». C’est du post-punk. Ce sont des morceaux extrêmement longs. Sur cet album, il n’y a qu’un titre. J’aime tous leurs titres, mais je dirais « Light inside of light ». Tiens, il y a le mot lumière. C’est étrange…
Quelle personnalité artistique nous recommandes-tu de rencontrer pour un portrait 10point15 ?
Valérie Blaize. Elle est céramiste pas loin d’ici, dans l’Entre-deux-Mers. Elle réalise un travail de céramique classique mais avec un jeu sur le motif et les tampons. Elle développe aussi un travail artistique. C’est quelqu’un d’hyper vivant, beaucoup dans l’échange.