Peux-tu nous parler de toi, de ton parcours et tes activités ?
Je suis née à Mont-Saint-Aignan et ai grandi à Yvetot, une petite ville à côté de Rouen.J’ai fait des études de cinéma, d’abord à Rouen puis à l’Université de Caen. Parallèlement, j’ai essayé tous les petits boulots inimaginables sur des tournages pour me rapprocher de mon objectif : la réalisation de films. Et puis dans le cadre de mes études, je suis allé voir des pièces de théâtre qui ont provoqué en moi un déclic assez fort. C’est ainsi que j’ai engagé ma vie dans le théâtre.
Au théâtre, il y a une grande honnêteté dans l’adresse au public. On ne raconte pas seulement des histoires aux gens, on leur donne aussi matières à réfléchir collectivement et à penser leur position de spectateurs face à une situation. Le théâtre est aussi plus politique que le cinéma, où il y a quelque chose de plus illusionniste et où l’on cherche à faire croire en la réalité. Cette relation directe aux spectateurs, qui est par nature politique, m’a passionné.Quand on quitte l’école, les études, les endroits sont rares où l’on peut réfléchir collectivement à des sujets divers et variés… Le théâtre est encore l’endroit du collectif et où l’on exerce un regard critique sur ce qui nous est présenté. Pour moi, le théâtre permet d’être plus proche de mes nécessités et de mes urgences.
J’ai donc tout de suite fait mes premières mises en scène au théâtre universitaire de Caen.
Je suis arrivé à la direction du CDN de Haute-Normandie situé à Rouen en septembre 2014.
A côté de mes activités du CDN, j’ai co-fondé le collectif « Décoloniser les arts » qui a pour but de sensibiliser les acteurs culturels à la diversité des cultures et contre les discriminations dans le spectacle. Je travaille également pour le « Collège de la diversité » pour le Ministère de la Culture et de la Communication. J’ai donc une jambe du côté institutionnel et une beaucoup plus pirate.Avec le collectif, nous venons d’ailleurs d’envoyer une charte à plus de 300 directeurs de théâtre, de festival et à de nombreux responsables culturels pour leur faire comprendre que la culture en France est raciste. Un racisme de mission c’est-à-dire qu’on continue à promouvoir une culturefaite par des blancs et pour des blancs.
«En tant qu’acteurs culturels, nous avons un devoir de nous adresser à toutes les populations.»
En tant qu’acteurs culturels, nous avons un devoir de nous adresser à toutes les populations. Une culture qui exclut une partie de sa population est entièrement responsable de son sentiment d’exclusion. Puisque l’histoire de ces populations exclues n’est jamais dite sur scène, elles vont chercher leurs racines ailleurs et les fantasment.
Quelle est ta façon de travailler en tant que metteur en scène ?
J’écris et travaille partout… Je déteste l’image de l’artiste qui a besoin de s’isoler pour réfléchir. Les idées sont dans ma tête et ma tête est souvent avec moi. (rires)
J’aime travailler avec des auteurs vivants qui écrivent pour des projets qui se construisent en direct au plateau. C’est une méthode de travail que nous utilisons avec l’auteur Ronan Chéneau, artiste associé au CDN de Haute-Normandie, que l’on peut appeler les “dramaturgies de plateau”. Cela consiste à écrire une pièce pendant qu’elle est mise en scène. L’oeuvre créée est ainsi inventée collectivement par l’écrivain, le metteur en scène et toute l’équipe allant des comédiens aux techniciens. Je refuse le texte d’un auteur sacralisé, placé au-dessus de tout, et distribué à un metteur en scène élu qui donnerait à son tour sa vision de l’oeuvre aux acteurs.
J’ai vite développé quelque chose qui s’appelle la pluridisciplinarité ou la transdisciplinarité, qui consiste à mêler le théâtre, le cirque, la danse et la vidéo dans une même création.J’ai fait cela pendant 10 ans, puis j’ai mis cette méthode de travail – pensée avec mes équipes – au service notamment des grands textes du répertoire théâtral, et ce depuis environ 6 ans. Ces grands textes ont la capacité à fédérer. Je crois que l’on a besoin de se remémorer les racines qui sont les nôtres en se racontant nos grandes histoires fondatrices.
«Mes spectacles sont le reflet des histoires des gens que je rencontre tous les jours.»
Je puise mes idées dans les récits classiques que j’adapte ensuite au monde contemporain. Mes spectacles sont le reflet des histoires des gens que je rencontre tous les jours. Mes créations parlent des gens d’aujourd’hui et s’adressent à eux. Il nous appartient, à nous acteurs culturels, de renouer avec les récits multiples en les replaçant dans les préoccupations actuelles. On a besoin d’histoires pour repenser la communauté.
Quel est ton rôle en tant que directeur du CDN de Haute-Normandie?
«Travailler à la faveur d’une population dans un territoire donné sur le long terme donne beaucoup de poids à mon travail de metteur en scène.»
Mon rôle au sein du CDN de Haute-Normandie consiste aussi bien à élaborer la programmation artistique qu’à gérer le fonctionnement général du lieu.Le Centre Dramatique National me permet de proposer un projet culturel transdisciplinaire et à la fois très politisé. Travailler à la faveur d’une population dans un territoire donné sur le long terme donne beaucoup de poids à mon travail de metteur en scène. Mettre la symbolique de création au service d’une politique culturelle donne du sens.
Ma démarche est donc avant toute chose politique. Le théâtre est un de mes outils. Il était donc assez logique que je me positionne du côté de l’institution et que j’essaie de m’emparer de ce nouvel outil en proposant une politique culturelle.
Pour la programmation, je suis en quête d’œuvres qui sont les miroirs de notre époque en mobilité constante. Je choisis des spectacles en me demandant en quoi ils peuvent être nécessaires aujourd’hui. Je cours après des spectacles dont le fond ou la forme s’emparent des grandes questions de notre époque. J’essaie de répondre à cette mission du théâtre pour tous, de la façon la plus exigeante qui soit. S’adresser à tous, c’est aussi rendre un tiers de la programmation accessible à tous les handicaps, mais cela passe aussi par l’accueil et la représentation de tous les individus existants. Par exemple, sur la porte des toilettes, sont représentés un homme, une femme, un handicapé en fauteuil et un transsexuel. La question de la diversité est un de mes très grands combats.
Quelles sont tes inspirations artistiques ?
Je n’ai ni Dieu, ni maître, ni père, ni modèle. Je m’imprègne de tout ce qui m’entoure. Tout est influence, car l’inspiration n’existe pas. Il y a juste beaucoup, beaucoup de travail et une observation amoureuse du réel. Mes créations parlent des histoires croisées de tous les individus que je rencontre.
Quelles sont tes projets en cours et à venir ?
J’ai cinquante projets à la fois! (rires)Je viens de finir la création de “La vie est un songe” de Calderón qui sera jouée la saison prochaine en Tunisie et en tunisien. Le spectacle “Lucrèce Borgia” de Victor Hugo continue de tourner. D’ailleurs, nous l’avons joué vendredi dernier à Yvetot; ça été pour moi un symbole assez fort et très beau car c’est le lieu où j’ai grandi.
Le spectacle “Paris” adapté du roman Mélo de Frédéric Ciriez se jouera aussi la saison prochaine. Et il y a aussi trois spectacles qui tournent actuellement en Russie. En mars, je pars travailler à Montréal sur les “Lettres d’amour” d’Ovide et sur des textes plus contemporains d’Evelyne de la Chenelière avec Béatrice Dalle.
En mai, je vais mettre en scène des textes écrits par des personnes en cours d’apprentissage du français, réalisés lors d’un atelier d’écriture mené par Ronan Chéneau. Ce projet s’intitule “Les Arrivants” et on souhaiterait mettre en place un parrainage civil entre les spectateurs et les sans-papiers. Cela va être très beau à vivre.
En juin, je monte le spectacle “Fées”, une pièce écrite par Ronan Chéneau qui dresse le portrait d’un jeune homme musulman de 25 ans vivant en France aujourd’hui.La saison prochaine, je vais travailler sur l’opéra “The Rake’s Progress” de Stravinsky au théâtre de Caen. Enfin, j’ai également pour projet de revenir au cinéma avec l’expérience que j’ai pu acquérir durant toutes ces années, pour réaliser un film à partir de “Lucrèce Borgia”.
As-tu des passions ?
«Le temps n’est pas extensible et j’ai tendance à vouloir remplir le présent au maximum…»
J’ai ma vie de directeur, ma vie de metteur en scène et ma vie de militant. Je n’ai pas le temps pour autre chose. D’ailleurs, il me manque aussi du temps pour ma vie privée. Le temps n’est pas extensible et j’ai tendance à vouloir remplir le présent au maximum… Plus j’ai de choses à faire, plus j’ai l’impression que le temps passe vite.
Un autre métier que tu aurais aimé faire ?
Je voulais être réalisateur de films d’horreur, c’est quelque chose qui m’aurait plu.On m’a proposé récemment de mettre en scène l’opéra “La Nonne sanglante” de Charles Gounod. J’en suis très content car je vais pouvoir mettre tout ce que j’aime du cinéma d’horreur, extrêmement populaire, dans la culture très noble de l’opéra.
Un morceau que tu écoutes en ce moment ?
J’écoute en boucle “La Nonne sanglante” de Charles Gounod car je suis en plein dedans… Mais j’écoute aussi beaucoup les Dear Criminals, un groupe de Montréal génial avec qui je vais travailler prochainement sur les “Lettres d’amour” d’Ovide.
Une anecdote à nous raconter ?
J’ai eu une discussion récemment avec Ibrahim, un des syriens que l’on a accompagné avec l’équipe du théâtre. Il n’arrêtait pas de me remercier et je ne savais pas comment lui dire d’arrêter car je trouvais cela gênant et insupportable… Pour moi, lui apporter mon aide est spontané, un devoir humain. Je lui ai demandé : si nous inversions les rôles – si la guerre était ici en France, que je fuyais et arrivais dans son pays – est-ce qu’il m’aurait apporté son aide et ouvert son lieu de travail ? A moi qui suis blanc, homo et juif ? Il m’a répondu : “bien sûr” ! J’ai trouvé cet échange très beau.
Qui nous recommanderais-tu de rencontrer pour 10point15 ?
Tous les artistes qui ont travaillé sur la pièce “Lucrèce Borgia” sont fantastiques. C’est un projet qui a rassemblé des personnes de tous horizons tels que Béatrice Dalle, Pierre Bolo ou Marius Moguiba.Je pense également à DeLaVallet Bidiefono, un chorégraphe et danseur congolais avec qui j’ai déjà travaillé et qui est très doué.