Peux-tu nous parler de toi, de ton univers ?
Je m’appelle Safouane Ben Slama, je suis artiste photographe. Mon univers est fait de beaucoup de voyages mais, en même temps, d’une certaine proximité. D’un côté, je travaille en ce moment sur la banlieue parisienne, et d’un autre côté mon dernier gros projet, je l’ai fait à Cuba. Mon univers est une sorte de mise en scène du réel, je cherche à créer de la fiction à partir d’éléments réels, c’est-à-dire que je ne mets pas en scène les choses… D’ailleurs, je pense que ça se rejoint avec ma pratique de la photo argentique. Je fais des photos sur l’instant, puis je mets un peu de temps, environ un mois, pour les développer, je les oublie un peu et j’ai ensuite la surprise de les redécouvrir. Je peux ensuite faire une sélection par rapport à ce que j’ai pu faire.
J’essaie aussi de faire de l’art qui ne parle pas d’art, c’est important pour moi. Bien que j’adore ça et que je me nourrisse d’art, c’est important de parler des gens, du réel, de ce qui se passe dans le monde sans pour autant être un reporter. Il faut parler des choses de la vie. Je n’aime pas parler de l’art dans l’art. Quand c’est Marcel Duchamp, c’est très bien, j’aime ça, mais je trouve toujours ça un peu dommage. Dans mes séries, il y a une sorte d’engagement rien que dans les destinations, que ce soit la Palestine ou Cuba. Ça a du sens mais je ne cherche pas à être militant, je n’impose pas mon point de vue aux gens, je ne leur dis pas quoi penser. C’est plus une démarche sensible de partager ces choses. Montrer que ces endroits perçus comme tendus sont presque normaux. Les gens vivent leurs vies loin de notre vision catastrophique; dans ces endroits-là, il y a de la vie, du quotidien. C’est important pour moi d’être le témoin de ça et de le mettre en scène.
Parle-nous de ton parcours : d’où vient cette passion pour la photographie ?
Je n’ai vraiment commencé mes études que deux ou trois ans après le bac. Pendant ces trois années, j’ai voyagé à droite, à gauche, je n’allais pas à la fac, je faisais des petits boulots et je me suis mis à lire beaucoup. J’ai lu J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian et Voyage au bout de la nuit de Céline. Ces livres ont été un déclic.
En 2007, quand j’ai eu 20 ans, j’ai commencé mes études de philosophie à l’Université de Tolbiac à Paris. En troisième année, je devais entrer à la Sorbonne mais je me suis cassé le pied donc je ne suis pas allé en cours, j’ai repris mes mauvaises habitudes. Mais ça m’a permis de mettre un plan en place et de savoir ce dont j’avais envie. J’avais envie de faire des ponts entre ma culture d’origine, tunisienne, arabe, et ce que j’aime de la culture ici, la littérature, la peinture. J’ai alors continué mes études dans l’Esthétique, la « philo de l’art ». Ça a été une superbe période, j’ai rencontré des personnes supers.
«Cette activité est née d’une passion, parce que j’ai toujours fait de la photo. Tout petit, j’avais déjà un appareil photo polaroid Fisherprice.»
En Master 1, je suis passé en « cultural studies » – études culturelles en français – j’ai commencé à faire des commentaires pointus sur des objets d’art. J’avais une grande frustration d’être dans le commentaire, j’avais envie de créer quelque chose qui suscite le commentaire, qui ouvre un débat, qui soulève des possibilités. J’avais beaucoup travaillé sur le film Un prophète de Jacques Audiard, sur la représentation un peu “cliché” des maghrébins et des corses dans le film. J’ai également travaillé sur un peintre libanais génial, Ayman Baalbaki qui a une pratique proche d’Anselm Kieffer sur la superposition de couches de peinture. Cette activité est née d’une passion, parce que j’ai toujours fait de la photo. Tout petit, j’avais déjà un appareil photo polaroid Fisherprice. Mon père était féru de photo donc j’ai un peu repris le fil. La frustration d’être dans le commentaire m’a poussé à pratiquer moi-même.
En Master 2, j’ai suivi un cursus en commissariat d’exposition, je n’allais pas trop en cours, j’étais pas vraiment ce qu’on pourrait appeler un « élève modèle ». Ma pratique a pris le dessus, je m’en suis rendu compte. Je me suis un peu investi sur notre exposition de fin d’année mais je voyais bien que ma passion c’était de faire des images, de réfléchir à comment les montrer. C’était ce qui me motivait et prenait sens dans ma vie. J’ai quand même profité de mon stage de fin d’année pour partir en Palestine, où j’ai travaillé à l’Institut Français de Ramallah. Je m’occupais de la programmation culturelle, c’était une expérience incroyable parce que j’ai fait des choses superbes à l’instar du festival de cinéma franco-arabe. J’ai également participé au montage de nombreuses expositions mais j’ai compris que je n’étais pas fait pour ça. J’ai plus envie d’apporter mon regard, mon oeil sur les choses. J’aime que les choses ne soient pas dites mais qu’elles soient mises en action.
Quelle est la personne qui a le plus marqué ton parcours ?
Je dirais que c’est Louis-Ferdinand Céline qui a le plus marqué mon parcours. Voyage au bout de la nuit a tout lancé, il m’a donné envie de voyager, de bouger, de voir des choses. C’est vraiment un auteur qui m’a marqué. Je suis également influencé par mes proches au quotidien, mes parents, mon frère, ma compagne. Mais mon vrai déclic, tout seul, reste Céline. Cette lecture a été un grand choc à 20 ans, ce livre est une révélation. C’est marrant parce qu’il n’y a pas très longtemps, j’ai découvert que mes parents habitent pas loin de chez lui à Issy-les-Moulineaux et que je passais souvent devant chez lui en faisant mon footing.
Quelles sont tes sources d’inspiration ?
Mes sources d’inspiration sont dans la vraie vie. Je me nourris des rencontres que je fais. Par exemple, le dernier projet que j’ai fait à Cuba, c’était dans une salle de boxe que je n’avais pas prévu de visiter alors que j’avais balisé tout mon parcours avant de partir. J’ai découvert la meilleure salle par hasard. J’y ai rencontré le double champion olympique, Hector Vinent, qui est d’une gentillesse incroyable. Je ne pense pas qu’en France, un double champion olympique m’aurait accueilli comme ça. Vinent m’a ouvert les portes de son club, les boxeurs étaient adorables, je n’avais aucun souci pour faire des photos.
Les gens que je rencontre m’inspirent mais également ma mère, mon père m’inspirent.
Je puise également mes inspirations dans la littérature et dans l’image. Je suis très influencé par Steve McQueen, c’est un maître pour moi, notamment avec son film Hunger. J’aime également beaucoup le projet “Temps Mort” de Mohammed Bourouissadans lequel il a introduit un téléphone en prison. J’aime aussi la peinture classique; je suis très friand d’El Greco. J’aime les gestes très maniérés des gens qu’il représente, ça me parle beaucoup tout en étant très éloigné de ce que je fais. J’essaye de prendre des gens qui se mettent en valeur mais sans poses tragiques. Je me suis aussi beaucoup intéressé à la culture arabe de par mes origines et mes études. Je suis très ouvert, il me suffit d’une rencontre pour découvrir un nouvel univers, j’essaye de ne jamais me limiter, je veux toujours aller loin dans l’univers des gens que je rencontre.
Sur quel(s) projet(s) travailles-tu en ce moment ?
Je travaille sur un projet qui s’appelle « Sur le Ter-ter », une série sur le long cours sur la banlieue. Je pense que ça va durer quelques années, je n’ai pas envie de sortir ça tout de suite. Je travaille aussi sur le livre de ma série à Cuba qui devrait sortir prochainement.
Un métier que tu aurais aimé faire ?
Menuisier! Mon grand-père était menuisier, mon père a fait très tôt de la menuiserie lui aussi. C’est un métier que je trouve très noble, j’adore le bois et le travail du bois, fabriquer des objets comme dans un travail artistique. Je pense que c’est un métier qui n’est pas assez mis en valeur. En France, malheureusement, on pense que quand tu fais un métier manuel, tu es stupide. Quand j’étais en fin de collège, j’étais délégué de classe et voir que de ne pas passer en seconde était un drame, je ne comprenais pas. Mais je pense que ça a évolué et que ça évoluera encore.
Un morceau que tu écoutes en boucle ?
En ce moment, j’écoute beaucoup le titre « Jusqu’au dernier gramme » issu du dernier album de PNL. J’écoute beaucoup de rap, du jazz, du blues et un peu de rock. Jimmy Hendrix reste quand même mon musicien préféré. J’aime aussi beaucoup Miles Davis, John Coltrane. J’adore aussi Marcel Khalifé, un chanteur et compositeur libanais.
Une passion particulière ?
Je suis passionné par la bande dessinée en général mais surtout par les mangas, par Dragon Ball Z en particulier. J’en ai plus de 400 chez mes parents, ça fait presque vingt ans que je les collectionne. Mon grand frère a acheté très très jeune les demi-tomes de Dragon Ball à 18 francs chez le libraire. J’ai toujours tout lu et ça a commencé ainsi. J’aime tous les mangas d’aventure, à l’instar de Ken le survivant ou One Piece. Mais, c’est pas juste un attachement à l’enfance, ça continue de m’influencer. Ce sont des oeuvres qui m’ont marqué.
Un lieu où tu aimes te retrouver ?
La forêt de Meudon! C’est proche de chez mes parents, j’y vais au moins une fois par semaine, c’est un lieu magnifique. J’aime aussi le quartier de mon père à Tunis. La dernière fois qu’on y est allés, mon père a retrouvé plein de ses vieux amis. On s’est retrouvés à serrer des mains, je me suis pris pour Jacques Chirac (rires) ! C’était un moment très touchant. C’est un endroit qui me tient à coeur, un lieu très beau, un peu abandonné malheureusement.
Quelle personnalité nous recommanderais-tu de rencontrer pour 10point15 ?
J’ai plusieurs noms (rires) !
Les deux commissaires d’exposition indépendantes Anaïs Lepage et Elsa Delage. Ce sont deux personnes que j’admire pour leur force de travail et pour leurs qualités intellectuelles et humaines.
J’aime aussi beaucoup Julien Creuzet dont le travail est hyper intense, très fort.