Pouvez-vous nous parler de vous et de vos activités ?
Viviane : Je m'appelle Viviane Morey, je suis co-fondatrice et directrice artistique du festival La Fête du Slip. Je chapeaute l'équipe de programmation. C'est un boulot particulier car la Fête du Slip est un festival pluridisciplinaire, ce qui veut dire que l'essentiel de mon travail consiste à trouver une articulation cohérente entre différentes formes artistiques et la diversité des discours.
Stéphane : Je participe avec Viviane à la vision d'ensemble de la programmation. Je chapeaute les équipes de programmation pour tout ce qui est cinéma et pour la compétition porno. Je gère aussi toute la partie administrative du festival, la recherche de fonds, et la communication.
On fait tous les deux un gros travail de relationnel. Du fait qu'on ait peu de moyens pour fonctionner, on collabore avec beaucoup de monde dans notre équipe bénévole. Le festival attire des personnes très différentes, parfois excentriques, et on doit accorder tout ce petit monde (rires) ! On n’en parle pas souvent, mais c'est un aspect hyper important de notre travail.
La Fête du Slip, c'est quoi? Qu'est ce qu'on peut y voir ?
S : On essaie d'avoir une approche de la culture un peu différente. C'est un peu de la culture citoyenne. Notre souci principal, quand on pense au festival, c'est de créer des espaces d'échanges publics, de débats démocratiques autour de sujets importants comme le corps, le genre, les sexualités. On a énormément de différentes propositions artistiques dans le festival, mais elles ont toutes pour point commun l'art contemporain émergent.
V : On explore plein de choses, par exemple dans les arts vivants : du théâtre, de la danse, des performances, des installations performatives, mais aussi des arts visuels avec de la photo, des peintures. On fait des lectures à haute voix. Il y a du cinéma avec des courts métrages, des films, des documentaires, du porno et du pas porno, des concerts allant du classique contemporain à l'électro.
«Je garde en tête cette maxime taoïste qui dit qu'on peut parler des choses sérieuses avec légèreté et des choses légères avec sérieux.»
La Fête du Slip se déroule dans plusieurs espaces de la ville de Lausanne, dans des théâtres de la scène danse et théâtre contemporain comme l'Arsenic, le Théâtre Séveli n36 36, dans la galerie d'art contemporain Forma Art Contemporain, dans la galerie librairie HumuS, avec le club Les Docks, et puis avec Le Bourg évidemment ! C'est là qu'on a commencé. C'est le premier lieu qui a été d'accord pour bosser avec nous. C'est un joli club cinéma rénové avec beaucoup de cachet dans lequel on peut faire des soirées avec des projections, du clubbing et des conférences.
La Fête du Slip, pourquoi ce nom ?
V : L'idée du nom est venue après un repas dominical chez nos parents (rires)! On est tous les deux suisses mais aussi d'origine américaine, et on trouvait cool de chercher un nom intraduisible dans une autre langue. La Fête du Slip, on trouve ça assez “pied de nez”, ironique quoi, et on voulait forcer les anglophones à prononcer avec l'accent « La fêêête du sliiip » (rires)!
On a donc choisi ce nom un peu fantasque et potache! Je garde en tête cette maxime taoïste qui dit qu'on peut parler des choses sérieuses avec légèreté et des choses légères avec sérieux.
On ne voulait pas être dans la dualité avec d'un côté : ça c'est intelligent, et d'un autre : ça c'est bête. Les minorités ou les personnes qui vivent un peu dans les marges ont à la fois besoin d'espaces où ils peuvent être entendus, compris et respectés, mais aussi besoin d'espaces où ils peuvent se lâcher, être eux-mêmes. A mon sens, il y a une nécessité à avoir ces deux espaces dans le festival.
«(...) cette personne que je pensais si différente de moi, je me reconnais en elle et en fait, on n'est pas si différents.»
S : Le mot clef de la Fête du Slip, c'est le « décloisonnement ». Ca se retrouve avec les disciplines présentées, mais on essaie aussi de faire ça avec les publics et dans la diversité des lieux investis. On cherche à mélanger les gens d'horizons différents sans qu'il y ait une part du festival qui soit « cucul et simple » et une autre part “intelligente”. Il y a des gens qui arrivent au festival sans trop savoir dans quel genre de soirée ils sont, et se retrouvent dans un univers assez barge où ils ne savent pas si c'est une soirée hétéro ou gay, ou finalement si c'est un peu des deux à la fois (rires) ! On retrouve par exemple dans nos publics des soixantenaires littéraires qui s'intéressent à l'art et à la littérature et qui vont se retrouver à la galerie Humus devant une exposition photo de « facebondage » complètement improbable.
Sans le vouloir au départ, mais on est assez contents de l'avoir fait, on a réussi à créer au sein du festival des espaces « secure » pour des personnes qui ont besoin d'être rassurées, mais aussi des espaces de “désaxement”, de dérangement pour que les gens soient un peu chamboulés et qu'ils se confrontent à autre chose.
V : Stéphane et moi sommes hétéros, chacun en couple, et on trouvait que c'était dommage qu'il y ait des communautés fermées. Ca veut pas dire qu'elles n’ont pas le droit d'exister, mais ce n’était pas ce qu'on avait envie de créer. On avait plutôt envie de créer des espaces où la réflexion, le discours et l'expression sur des thèmes brûlants seraient possibles et où les gens issus ou non de communautés pourraient se rencontrer. Que ce soient des gens de classes sociales différentes, d'âges différents, de couleurs de peau différentes, d'orientations sexuelles différentes, de fétiches différents, on voulait qu'ils puissent venir et se dire : cette personne que je pensais si différente de moi, je me reconnais en elle et en fait, on n'est pas si différents.
On a pu observer chez certaines personnes que nous connaissions une évolution dans leurs idées, leur point de vue, parce qu'ils étaient venus à la Fête du Slip.
On laisse sciemment dans le programme des espaces vides pour que les gens puissent se rencontrer, réagir sur ce qu'ils viennent de vivre.
Comment en êtes-vous arrivés à monter un tel projet ?
S : On a fait tous les deux des études sur les genres. On était déjà insérés dans des milieux culturels, Viviane plutôt dans la musique et moi dans le cinéma. J'ai fait un Master en anthropologie visuelle à Berlin. Là-bas, j'ai rencontré la communauté Queer Sexpositive, un truc que j'avais jamais vu auparavant, à part sur internet, ou de très loin aux Etats-Unis. Et en particulier, je suis allé au Porn Film Festival qui est un festival assez dingue à Berlin. Et là, ça m'est tombé dessus, cette idée de faire un festival qui s'intéresse aux sexualités. C'était un peu flou au départ. La première mouture d'un programme ne ressemblait pas du tout à ce qu'on fait aujourd'hui. Puis très vite, j'en ai parlé à Viviane et ça a bouillonné. On était trois au début. On a « brainstormé » cette idée de festival qui n'était pas très claire. On est allés voir le Bourg où Viviane travaillait, et ils nous ont donné une date : le 8 mars, journée internationale des femmes. On s'est dit que ça tombait bien ! On a fait un premier évènement sur une soirée et la salle était pleine! Il y avait tellement de soif de la part du public. Il était hyper critique et très enthousiaste. L'idée du décloisonnement était déjà bien présente. Nous avions par exemple diffusé un film qui s'appelle « Fucking different 666 » de Christian Peterson, qui est une collection de courts métrages où il demande à des réalisateurs gays de faire des films lesbiens et inversement.
V : On avait aussi fait des lectures croisées à la librairie Humus, où on avait lu une partie de « Pensées de la pornographie » de Ruwen Ogien, un philosophe incroyable, ou encore une nouvelle porno écrite par Wendy Delorme, une figure connue dans le mouvement sexe-positif français. On est sortis de cette première soirée avec la sensation qu'on avait touché à quelque chose qui avait suscité un grand intérêt à Lausanne !
C'est quoi le sexe-positif ?
S : Le terme sexe-positif nous rattache à une histoire. Il y a un moment où, dans le féminisme, plus particulièrement aux Etats-Unis mais pas seulement, il y a eu un clivage autour des questions de sexualité entre des féministes qui voyaient la sexualité comme un outil de domination (surtout la pornographie et la prostitution) et une autre branche du féminisme qui, en réaction à ça, voyait la sexualité et le travail du sexe comme des espaces « neutres » mais teintés de domination et donc qu'il fallait se réapproprier. Ces femmes ont appelé ce mouvement « sexe-positif » ou féminisme « pro-sexe ».
Cette idée se traduit dans notre projet par le fait de mettre en lien toutes les différentes façons dont on peut faire des catégorisations et des discriminations entre les gens.
V : On essaie juste de se dégager d'un point de vue binaire homme – femme, hétéro – homo, noir – blanc, riche – pauvre, et avec notre approche intersectionnelle, on se dit que le monde est beaucoup plus complexe. On évite de catégoriser, de hiérarchiser. On essaie d'avoir la vision la plus ouverte possible.
On parle aujourd'hui de la Fête du Slip comme d’un festival de genres et de sexualités pour abandonner cette idée d'oppositions qu'on peut imaginer avec l'emploi du terme « sexe positif », et on évite ainsi l’opposition positif – négatif. On pense que la sexualité est un sujet digne d'être porté sur la place publique, qu’on a besoin de rendre visible et d'en parler ensemble.
«(...) comment la médecine et la biologie définissent ce que c'est qu'être un homme ou une femme ?»
S : Toutes ces notions de genres et de sexualités, elles sont souvent amenées dans le débat public sous un angle négatif, et c'est vrai qu'il y a des discriminations, des violences. Notre festival n'est pas focalisé sur tout ce qui va mal. Nous avons voulu plutôt mettre en lumière comment les gens vivent leurs sexualités de manière positive. Concrètement, plutôt que de parler des conditions difficiles de l'industrie du porno comme chez Marc Dorcel, nous préférons, dans notre compétition de films pornos, présenter des projets de gens qui ont une approche plus créative et plus respectueuse des gens.
V : On préfère allumer une bougie plutôt que de maudire les ténèbres (rires)!
Quelle est la personne qui vous a le plus marqués et/ou influencés dans votre parcours ?
V : Pour moi, il y a eu un processus de prise de conscience lié à mon travail de mémoire pendant mes études. J'ai travaillé sur l'étude des chirurgies génitales sur les personnes inter-sexes dans une perspective d’épistémologie des sciences et dans une perspective féministe (rires)! La question que je me posais concernant ces personnes inter-sexes, qui naissent avec des organes génitaux qui ne permettent pas tout de suite de dire si c'est une homme ou une femme, c'est : comment la médecine et la biologie définissent ce que c'est qu'être un homme ou une femme ? En faisant ce travail, j'ai pris conscience à quel point la sexualité, le sexe biologique et le genre étaient des choses fondamentales. Durant ces études, je me suis rendue compte que la science a été faite par des hommes, des hommes blancs, plutôt hétéros, éduqués. J'ai pris une monstre claque en faisant ce travail qui était tellement complexe, et je n’en suis pas sortie indemne. J'ai alors décidé de faire quelque chose en lien avec ces problématiques et d’apporter plus de diversité dans les points de vue.
Dans mes recherches, je peux vous citer deux auteurs qui m'ont éclairée, à savoir Judith Butler, théoricienne du genre qui a écrit « Trouble dans le genre » ou encore « Ces corps qui comptent », et Donna Haraway, historienne de la biologie qui a écrit un texte quasiment prophétique au niveau du féminisme qui s'appelle « Le manifeste cyborg ». Ce sont un peu mes deux héroïnes !
S : Dans les personnalités qui ont aussi structuré notre pensée, je pense à Ruwen Ogien, qui a écrit le livre « Penser la pornographie » ou encore « La liberté d’offenser ».
V : Tout ça est très intellectuel ! (rires) Ca fait partie de notre parcours, mais on a aussi des expériences plus concrètes comme le travail que j'ai fait pour un label suisse romand électro qui s'appelle Creaked Records. Son directeur m'a poussé à mettre en oeuvre mes propres projets, à trouver d'autres gens pour m'épauler, et me lancer dans l'évènementiel.
On s'est surtout rendus compte que nos réflexions sur les genres et les sexualités n'étaient pas vraiment connues de nos amis, et on s'est dit qu'il fallait peut-être trouver autre chose qu'une entrée purement intellectuelle pour sensibiliser les gens sur ces sujets. L'idée du festival vient aussi de ce constat.
Quelles sont vos inspirations artistiques et/ou dans l'évènementiel ?
S : On n'a pas encore trouvé un autre festival qui a la même approche que nous. La Fête du Slip n'est pas isolée sur la scène des festivals de genres et des sexualités. On est dans un réseau de festivals : le Porn Film Festival à Berlin, Feminist Porn Awards à Toronto, le CineQueer à New York, ou encore What The Fuck Fest à Paris, Holy Fuck Festival à Amsterdam, ou Explicit à Montpelier. On connaît les organisateurs avec qui on échange, on se conseille. On sort tout de même du lot, car la plupart de ces festivals sont plus communautaires, ce qui n'est pas notre cas avec notre côté pluridisciplinaire. Quand on a commencé, on se sentait tout petits, et 5 ans plus tard, on est devenu le numéro 2 de ces festivals (rires) !
Aussi, à la différence de beaucoup d'autres festivals, on est les seuls à bénéficier de subventionnement public. On a réussi à être identifiés et reconnus par les institutions, les lieux publics de diffusion culturelle. A l'étranger, il y a aussi d'autres réalités de droits, de lois, qui ne permettent pas l'organisation d'un tel événement, ou sinon de manière clandestine. Par exemple, à Paris, c'est illégal de diffuser des films porno dans un cinéma « traditionnel ». Autrement dit, ce genre de festival ne pourrait exister que dans une marge de lieux dédiés au porno ou alors dans des lieux underground où les institutions ne savent pas ce qui se passe. En Allemagne, il y a une loi qui empêche de subventionner quoi que ce soit en lien avec la pornographie. Aux Etats-Unis, on n'en parle même pas et en Australie, la pornographie est tout simplement illégale ! On se rend compte qu'on a une chance assez dingue en Suisse.
V : Disons que la richesse du tissu social, démocratique et politique en Suisse nous permet d'exister. On se dit qu'il faut d'autant plus utiliser cet espace d'expression s'il existe !
Un morceau que vous écoutez en ce moment ?
V :« Future Politics » de Austra, un album qui est sorti le jour de l'investiture de Trump. C'est aussi cool de voir qu'il y a des artistes qui s'engagent et se positionnent politiquement de manière légère et subtile !
Une anecdote à nous raconter ?
V : Au cours de nos démarches, on a découvert la fondation F.I.N.A.L.E. à Lausanne. C'est un truc de dingue ! Ils ont une collection de plus de 18000 objets érotiques et pornographiques. On n’imaginait pas trouver ça à Lausanne ! A visiter absolument!
Quelle personnalité nous recommandez-vous de rencontrer pour 10point15 ?
V : Dans les artistes suisses, j'aime beaucoup Milo Rau, un metteur en scène phénoménal, très engagé ! J'ai pleuré quand j'ai vu son dernier spectacle « Empire ». Si vous avez l'occasion, courez voir un de ses spectacles !