Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je m’appelle Carole, je suis née dans le Béarn, j’ai fait les écoles des Beaux-Arts de Bordeaux et de Brighton en Angleterre. Et ce qui m’intéresse, c’est la relation à l’autre.J’ai toujours travaillé à creuser cette relation, à la mettre en forme… en faisant des livres. À l’âge de 12 ans, je fabriquais mes propres dictionnaires : je collectionnais les mots, les dessinais, les réexpliquais.
Il y a bientôt 20 ans, pour asseoir cette recherche, j’ai créé une association, Les éditions N’a qu’1 oeil, dont le propos est de mener une recherche autour du livre d’un point de vue plastique, et de ses mises en vie.
Cette association est un formidable outil à 4 actions. D’abord: Publier ! Depuis 2004, on travaille sur un dictionnaire, le Blablabla, qui est une oeuvre collective réalisée avec des gens et à partir des gens. Ce projet donne également lieu à des spectacles, que l’on monte avec Benjamin Charles, du collectif Los Muchos – partie vivante des projets d’art participatif de N’a qu’1 oeil.
Mais également à toute autre forme de recherche dans la relation avec les artistes ! La collection Imageries par exemple, propose aux artistes un espace d’expression bien particulier: celui de la carte postale. Ce truc ultra “pop”, qui parle à tout le monde. Un livre de cartes postales, le lecteur en fait ce qu’il veut… Il peut faire une petite expo chez lui, écrire à d’autres personnes, ou simplement choisir de le garder dans sa bibliothèque. Ici l’idée est de réfléchir à plusieurs manières d’utiliser une image. S’y mêlent les oeuvres de dessinateurs de bande dessinée, d’illustrateurs jeunesse, d’artistes contemporains ou de photographes…
Ensuite, Diffuser! Comme nos livres sont invendables, on a un comptoir CDs, DVDs, et autres bizarreries toutes aussi invendables, que nous défendons, dont nous faisons la communication, en suivant la démarche des artistes. Nous sommes ouverts ici rue Bouquière, tous les jours, de 14h à 19h, du mardi au samedi.
Après, (Se) manifester ! L’idée part des bouquins qu’on a, de ceux qu’on a envie d’avoir, il y a toujours un prétexte…On propose de donner un hors-champ aux livres, en invitant différents artistes à collaborer. Par exemple vendredi dernier, on a accueilli l’exposition de Pascal Lebrain, Quentin Faucompré et Olivier Texier, pour Viva Las Vegas, qui est un projet d’enseignes dans le voyage à Nantes. Avec cette expo, on a croisé un concert de Yuichi Kishino et Jon the Dog, un cabaret japonais hyper drôle, dans lequel passaient des espèces de bandes son de films érotiques japonais des années 60-70. Shoko est arrivée dans un costume de chien et nous a fait un strip-tease… Ah oui, on s’amuse bien! L’une des choses les plus importantes dans ce travail-là, c’est le plaisir.
Les artistes que nous invitons touchent à tous les médiums – peinture, photo, théâtre, installation photo/vidéo… L’important, c’est la démarche, c’est ce qu’ils ont à dire et comment ils le disent. Là-dedans ce qui m’intéresse, c’est une forme d’accessibilité. La beauté, aussi, et l’humour – ou en tous cas le décalage avec le réel.
On a beaucoup cherché comment définir ma place d’auteur dans les livres. Et finalement le plus juste, c’est le mixage. Mon écriture et ma façon de faire des images, c’est du mixage. Dans un ouvrage, je suis sans cesse dans l’exploration de la relation aux autres. Parfois aussi, je fais lire mes textes aux gens, en faisant des chorales, par exemple.
Chez N’a qu’1 oeil, l’idée est de faire la médiation des objets en vente, oui, mais toujours par le biais d’une démarche artistique. Le livre est un prétexte. C’est un peu l’oeuf d’une poule. L’artiste c’est la poule et il va continuer à faire des oeufs. Le livre, c’est la trace d’une étape de sa démarche.
Et puis Faire suivre ! Ateliers, formations… pléthore de publics, de manières de faire. Un atelier auquel je tiens par exemple, est celui que j’anime au Foyer Départemental de L’Enfance, Fais pour toi. Les enfants vont imaginer des histoires, les raconter, et ensemble nous les dessinons. Pour eux, dont le quotidien est rythmé par la vie en collectivité et les contraintes, c’est un véritable moment privilégié. Une relation particulière se créé avec chacun d’entre eux.
On a également travaillé pendant deux ans avec des adultes trisomiques. On a fait un Blablabla pour eux, Arrêtez de nous prendre pour des trisomiques, qui est leur titre. Mais j’aime bien aussi travailler avec les gosses de riche. Je trouve que c’est important. C’est aussi eux qui votent, quoi! On a quand même une responsabilité par rapport à ça. Il faut les faire réfléchir.
D’où vient le nom de “N’a qu’1 oeil” ?
Je dessinais souvent, j’adore dessiner les gens, j’arrive plutôt bien à attraper l’expression dans le regard. Souvent je n’avais pas le temps de dessiner le deuxième oeil et je me disais, le deuxième c’est facile, je le dessinerai plus tard… et mes dessins restaient comme ça, en suspens.
Et puis, j’aimais bien ce côté enfantin, “t’as pas? bein tu l’fais quand même, quoi!”. On pense aussi au pirate, à l’amazone… et au clin d’oeil !
Raconte-nous les débuts de la librairie…
N’a qu’1 oeil a commencé en 1996. Avec un copain, qui s’appelait Denis, on se voyait tous les jeudi après-midis dans un bar, et on faisait des dessins. Un jour Denis m’a posé un lapin. Et donc moi… je lui ai fait un dessin. C’etait Bugs Bunny le lapin qui se pose là. De ça, on a fait un livre. Il n’y avait pas de scan à l’époque, c’était un livre à base de photocopies, peint et découpé à la main, avec des élastisques…
Et puis la forme juridique est venue, on a trouvé un nom et N’a qu’1 oeil s’est lancé. Mais moi, je faisais des livres depuis longtemps! Aux Beaux-Arts je faisais beaucoup de livres qui précédaient mon travail, ou qui en étaient la trace. Enfin, autour de moi, il y a toujours eu des livres, des carnets, et l’envie de les partager. Cet objet-là m’a toujours fasciné.
Je suis une joueuse, j’envisage chaque livre comme un champ d’expérience plastique et de jeu. Un espace dans lequel on va faire des choses, dans lequel on va poser des règles – des règles économiques, des règles de format, etc. À N’a qu’1 oeil, on fait des livres parce que c’est important qu’ils existent, pas pour les vendre… bon, bien sûr qu’on est contents quand ils se vendent, mais enfin! Voilà, on essaie d’ouvrir ce champ-là aux gens.
«L’autre, à chaque fois, c’est quelqu’un. Ce n’est jamais un autre, c’est toujours quelqu’un»
Peu de gens ont des livres chez eux, en fait. Et pourtant…un livre, c‘est magique. Un livre, ça traverse le temps. C’est un espace d’expression énorme, un outil de générosité. Donner un livre à quelqu’un c’est comme écrire à quelqu’un, c’est hyper fort. Le fait de fabriquer soi-même un livre et de le donner à quelqu’un. Moi je prends un papier, des élastiques, un bic, tout ce qui traine dans un cartable, et je fais un carnet aux gens. D’ailleurs mon premier gros projet partagé chez N’a qu’1 oeil, c’est un dictionnaire. À partir du moment où t’es môme, t’arrives en 5ème, t’achètes un dictionnaire. Moi, mes grands-parents, ils avaient Le Chasseur français, et un dictionnaire. C’est une référence commune. La carte postale c’est pareil. Travailler là-dessus, c’est proposer à des artistes un champ ultra populaire – mais pas populiste -, et c’est explorer le rapport à l’espace public, au collectif. L’autre, à chaque fois, c’est quelqu’un. Ce n’est jamais un autre, c’est toujours QUELQU’UN. Chacun est spécialiste de sa manière de penser et de mettre en mots – et donc en commun – sa réflexion. Chaque petite histoire a du sens. Chez N’a qu’1 oeil, c’est ce que l’on essaie d’attraper, dans chacun de nos projets.
Depuis toute petite j’ai toujours été fascinée par les foules. Les gens dans les gares, dans la rue, ça me fascinait. Tous ces gens-là ont un univers riche, unique, profond, auquel t’auras jamais accès, parce que tu peux pas rencontrer tout le monde. Eh bien moi ça m’a toujours foutu le vertige. J’ai toujours eu besoin d’aller vers les gens que je ne devrais normalement pas croiser dans ma vie. Chaque personne invente son langage parce que c’est sa façon d’entrer en relation avec les autres, de réfléchir. Chaque langage est singulier et important à rencontrer.
Quelqu’un qui t’a marquée, influencée dans ton travail ?
«Il m’a appris qu’avoir les yeux plus grands que le ventre, ça avait du sens. Que ce n’etait pas péjoratif, que ça pouvait être une façon de vivre.»
Bernard Heidsieck. Il a inventé la poésie sonore, la performance, une autre façon d’écrire. C’est un dieu. C’est quelqu’un qui va utiliser le mot pour son son. Quand il a commencé, c’était l’époque des débuts de l’enregistrement, donc il y avait des bandes sonores, sur lesquelles il s’enregistrait. Ce n’etait pas de la musique, mais bel et bien de l’écriture sonore.
Emmanuel Hocquard, poète également, qui était intervenant aux Beaux-Arts lorsque j’y étudiais. Ill m’a appris à écrire, à penser l’écriture différemment. On a beaucoup travaillé avec lui… C’est quelqu’un qui a bouleversé ma façon de penser!
Et quand j’étais au lycée, Jean Dubuffet et ses livres sur l’art brut.
Ces trois façons de penser m’ont retourné la cervelle. Jean Dubuffet m’a ouvert à l’autre. Il m’a montré le social, le sociétal dans l’art. Hocquard m’a appris à classer ce que j’avais dans la tête, à éclaircir ma façon de le mettre en mots, et avoir le courage de le faire. Et Heidsieck m’a ouvert un champ de possible dans l’expression. Il m’a appris qu’avoir les yeux plus grands que le ventre, ça avait du sens. Que ce n’etait pas péjoratif, que ça pouvait être une façon de vivre.
Si tu devais choisir… quelle lecture nous recommanderais-tu ?
Je pourrais te conseiller Tout le monde se ressemble d’Emmanuel Hocquard. C’est une anthologie de la poésie contemporaine – qui date d’il y a 15, 20 ans -, un voyage dans lequel il remet tout en question. Mais surtout, il parle de la sincérité et de l’idiotie – de l’idiotie au sens éthymologique. C’est-à-dire arrêter d’être complaisant avec soi-même, et regarder son écriture comme un endroit de recherche, dans lequel on a le droit de se tromper, dans lequel on peut recommencer. C’est une histoire de sincérité avec soi-même. Découvrir ta propre singularité, ne pas t’y habituer, ne pas te fabriquer des outils systématiques, mais justement pouvoir toujours remettre en cause ces choses-là et avancer dans ton propre chaos.
Aujourd’hui, on a du mal à dire “je ne sais pas”, “je doute”, ou simplement poser une pensée qui n’existe pas. Qui a besoin de se construire avec l’autre, dans la rencontre. Aujourd’hui, c’est du prêt-à-penser, du prêt-à-dire, on te coupe la parole, on te demande de résumer ta pensée tout de suite, d’en faire un objet consommable. D’où l’importance d’une connivence, d’une rencontre, du temps de cette rencontre, et de sa démarche.
Quelles sont tes aspirations artistiques ?
Les chorales, les coeurs! Quoiqu’ils chantent. Les polyphonies et les fanfares. Avoir une voix avec plein de voix, et que ça fasse un truc magique, ça me retourne. Les manifestations aussi, ça me retourne. Je ne manifeste pas tellement, je pense qu’il y a d’autres moyens plus efficaces de montrer qu’on est pas d’accord, mais cet aspect collectif me touche énormément. La foule me touche, à condition qu’il y ait des individus dans cette foule. Les foules consensuelles par contre, ça me fait peur.
Hugues Lebars, pour la musique qu’il a faite avec la voix des gens et la place du bruit, pour le décalage et l’humour. Pour sa démarche artistique plus que sa musique. Il travaille avec les soupirs, les pleurs, les cris.
Jean-Jacques Pauvert, éditeur, pour son audace, parce qu’il a travaillé avec André Massin, qui est typographe et graphiste, et qu’ensemble ils ont mis le texte en vie. Povert pensait les livres, et il demandait aux gens de les penser avec lui. L’espace du texte, le format, le papier, tout faisait sens et offrait un hors-champ plastique au texte.
Gérard Gasiorowski, artiste contemporain, m’a aussi beaucoup marquée. Tout au long de sa vie il a remis sa pratique en cause. Le thème de son travail, c’est la peinture, l’acte de peindre. À un moment, il a déclaré la guerre à la peinture. Ce qui ne veut pas dire qu’il a peint la guerre, non! Mais que lui en tant que peintre, est entré en guerre contre la peinture. Il a également créé une vraie-fausse école, où il a demandé à des d’artistes de peindre un chapeau. Donc tu as des chapeaux signés Andy Warhol, Marcel Duchamp, etc… notés par Gasiorowski! Je trouve que c’est quelqu’un de juste, qui a pris des risques, qui a inventé des systèmes mais qui ne s’est jamais embourbé dedans. Il allait jusqu’au bout du système, jusqu’à son épuisement, puis il réinventait autre chose. Et puis, ce qu’il fait est drôle, accessible, beau. La beauté de la forme est là quand le fond est sincère. C’est comme les gens. Quelqu’un de beau plastiquement mais qui bouge comme il faut bouger, qui est habillé comme il faut être habillé, qui dit ce qu’il faut dire… c’est pas quelqu’un de beau. Par contre quelqu’un qui est cohérent dans sa fragilité, dans sa façon de dire les choses… là, oui. Eh bien l’art c’est pareil.
Tu aurais pu être ?
Exploratrice ! Au 16ème siècle je serais bien partie explorer de nouvelles contrées, mais bon puisque tout a été découvert, ce sera de nouvelles formes d’exploration! Humaines, philosophiques, artistiques…
Un morceau de musique que tu écoutes en ce moment?
Momus – I want you.
As-tu une anecdote de ton quotidien à nous raconter ?
Une anecdote… Mais c’est tous les jours, tout le temps, les anecdotes! Par exemple, aujourd’hui, j’ai rencontré Aimée et Gary. Aimée avec un “e” à la fin et Gary avec un “y”. Moi ça me fait mon anecdote. C’est des super noms quand même, ça n’arrive pas tous les jours!
Quelle personnalité nous recommandes-tu d’interviewer pour 10point15 ?
Siona Brotman. Elle est peintre, polonaise, bretonne, et géniale. Sa peinture est généreuse, serieuse, drôle, réaliste. Et puis Benjamin Charles! Il est peintre et musicien, et c’est l’autre moitié de Los Muchos avec moi.