Peux-tu nous parler de toi, de ton parcours et de tes activités ?
«Je savais que j’écrirais des histoires dans ma vie. »
J’ai créé les éditions Cornélius en 1991, nous fêtons leurs 25 ans cette année. Je suis parti de chez mes parents très jeune, donc je me suis retrouvé à vivoter, à chercher quoi faire dans la vie. Mais ç’a été tout de suite assez clair pour moi que ce serait en rapport avec le livre, d’une façon ou d’une autre. Je savais aussi que j’écrirais des histoires dans ma vie, que je pourrais être scénariste ou écrivain. En arrivant à Paris, j’ai fait plein de petits boulots, et un jour j’ai entendu dire qu’il y avait un poste à pourvoir dans la librairie de bandes dessinées à côté de chez moi ; j’y suis allé, et le type m’a pris.
C’était bien parce qu’avec ce nouveau boulot, je me suis rendu compte que je n’avais jamais perdu le contact avec la bande dessinée, que c’était vraiment une passion. J’avais peut-être essayé de la repousser par snobisme, parce que c’était pas très bien vu à l’époque. Mais à partir de mon entrée à la librairie, je n’avais plus de problème d’identité. La bande dessinée était quelque chose qu’il fallait défendre, et qu’il fallait revendiquer, donc c’est ce que j’ai fait.
Ensuite, je suis devenu sérigraphe. J’ai travaillé un peu en diffusion, et puis j’ai monté en parallèle cette structure, Cornélius, qui n’avait au départ pour objectif que de me sortir du monde du travail. Je faisais de la sérigraphie, et puis avec l’argent que je récupérais, j’essayais de faire de belles éditions. Au départ, l’idée n’était pas vraiment de faire une maison d’édition, mais plutôt d’être tranquille dans mon coin. En fait, ça ne s’est pas du tout passé comme ça!
Ça a plutôt été un engrenage : j’ai découvert que ça m’intéressait de faire des livres. C’était aussi un bon moyen d’apprendre quelque chose de très concret, parce que la sérigraphie, les métiers de l’impression ou le graphisme, c’était des métiers très concrets, quand il n’y avait pas d’ordinateur! C’était des bouts de papier qu’on collait, qu’on assemblait. On faisait des maquettes, des mises en couleurs à la main. Je me suis pris au jeu et puis, très rapidement, ce qui m’a un peu enfermé dans l’action et cette entreprise, ce sont les dettes. À partir du moment où on a des dettes, on continue : c’est pour ça que je suis encore là aujourd’hui.
Aujourd’hui je suis gérant de la société Cornélius, dans laquelle j’occupe le rôle d’éditeur, mais aussi de directeur artistique, de gestionnaire des stocks. On fait tous des choses assez différentes, et moi je me coltine aussi ce qui n’est pas forcément prévu comme une mission en tant que telle. Je fais toutes les démarches syndicales par exemple, tout ce qui concerne les rapports avec la banque. Ce qui fait beaucoup de fonctions ! Même si ce qui m’intéresse sur le fond, c’est de faire des livres, d’être éditeur et directeur artistique, je suis obligé de faire le reste !
En quoi consiste le travail d’éditeur de bandes dessinées ?
Je ne peux pas décrire une méthode globale, parce que je ne connais que la mienne!
Moi je ne donne pas du tout de conseils, je ne cherche pas à orienter les auteurs dans la réalisation de leurs manuscrits. C’est même une règle que je me suis fixée, de ne pas intervenir dans leur processus créatif. Donc si un auteur a un problème dans son histoire et me pose des questions, je me débrouille toujours pour lui donner des réponses techniques, ou répondre par des questions. Mais je n’affirme rien, je ne suis pas à sa place. J’ai déjà fait l’erreur dans le passé de me prononcer hâtivement sur des sujets qui ne concernent que l’auteur : ça a donné des résultats épouvantables et ça m’a servi de leçon !
J’essaie de créer les conditions de confiance qui font que l’auteur va essayer de donner le meilleur de lui-même : je le pousse au maximum. J’essaie de lui faire comprendre qu’il peut, chez Cornélius, repousser certaines limites, avoir plus de liberté que chez des éditeurs industriels. Ce n’est arrivé que très rarement qu’un auteur me demande mon point de vue d’auteur. Et quand ça arrive, je cadre bien les choses avec lui, je lui donne ma solution à moi, qui n’en est qu’une parmi 200 autres. Même dans ces moments, je ne me contente pas de donner une solution toute faite, j’évoque des possibilités, des pistes. Je fais un travail de ce qu’on appelle un “directeur d’écriture” dans l’audiovisuel.
Ensuite mon rôle d’éditeur se situe surtout à la fin : quand le manuscrit est fait, je dis oui ou non. Si on arrive à un moment de désaccord sur le fond du manuscrit, parce que je ne me reconnais pas dedans – par exemple avec un auteur qui se mettrait en tête de faire un truc archi raciste, sans humour – je lui en parlerais avant, et je ne le ferais pas. Mais c’est très très rare d’en arriver là. Ça a dû m’arriver en tout trois fois dans ma vie!
Ensuite, je ne fais pas spécialement de recherches pour recruter de nouveaux auteurs ; je me tiens au courant, c’est tout. Je suis un lecteur de bandes dessinées. C’est très naturel pour moi de sortir, d’aller en librairie pour lire, regarder, rencontrer des gens dans les salons. Il n’y a rien qui relève d’une mission ou d’une tâche que j’aurais à accomplir régulièrement. C’est un flux naturel, quasi-quotidien. Il y a aussi beaucoup de gens qui viennent voir Cornélius sur les salons, qui nous envoient des mails, etc.
D’où te vient cette passion pour la bande dessinée ?
«Mon rapport à la bande dessinée est vraiment totalement lié à la construction de mon identité.»
J’ai lu de la bande dessinée avant de savoir lire. Les cases, les images, les lettres aussi, me fascinaient beaucoup. Tout ce qui est onomatopées, pictogrammes, tout ce qui est utilisé dans la bande dessinée, je les prenais pour des lettres ! Alors je voulais apprendre à lire aussi avec ces signes-là, jusqu’à ce que je comprenne que ce n’était pas des lettres! Mon rapport à la bande dessinée est vraiment totalement lié à la construction de mon identité, à mon apprentissage de la vie.
Est-ce qu’il y a une rencontre qui t’a particulièrement marqué ?
Il y a beaucoup de personnes qui m’ont marqué. J’ai eu énormément de chance dans ma vie. Je ne m’en rendais pas compte à l’époque, mais quand je raconte ma vie à des gens qui aiment la bande dessinée, ils sont sidérés par la chance que j’ai eue. J’ai rencontré Gotlib quand j’avais 10 ans, et je me suis incrusté dans sa famille. C’est devenu ma deuxième famille ! Dès que j’avais du temps libre j’étais chez lui, mes parents ne me voyaient pas. Gotlib s’est très bien occupé de moi : sans jamais m’emmerder, sans jamais me mettre aucune pression, mais avec beaucoup de délicatesse, voire de timidité. Il m’a fourni énormément de matériel pour ma formation intellectuelle, notamment des livres, il m’a abonné à plein de revues de bande dessinée de l’époque, et puis il m’enregistrait des disques, on regardait des vidéos avec sa fille, avec qui j’étais devenu ami.
Quels sont tes projets actuels ?
«Il est essentiel que les auteurs qui travaillent avec Cornélius me voient aussi comme un auteur.»
Le projet c’est d’abord de continuer, de faire en sorte que la société trouve une santé financière qui soit meilleure, avec plus de confort, et qu’elle contribue à jouer son rôle de renouvellement créatif. Parmi les objectifs qui sont les miens pour Cornélius, c’est aussi d’aider les éditeurs qui démarrent à se structurer. C’est pour ça que j’ai contribué à créer un syndicat des éditeurs, il y a deux ans, dont je m’occupe beaucoup : il a cette vocation d’aider à développer les nouvelles générations d’éditeurs, et à défendre les anciennes qui existent encore et qui sont souvent mises en danger par l’industrie.
Un projet que j’ai depuis 5 ans, pour moi, c’est de retrouver du temps pour faire de la bande dessinée. Je ne fais plus de bande dessinée, c’est assez dramatique! Je me suis fait bouffer par tout ce qui s’est passé autour de Cornélius ces dernières années. J’ai un peu repris le scénario, notamment pour la revue “Nicole”, mais c’est très insuffisant par rapport à tout ce que j’ai en tête, et surtout à ce que j’ai en cours : des choses entamées, partiellement parues dans des revues, dont tout le monde me demande la suite. Il faut que je me bouge ! Normalement mon identité est 50% éditeur, 50% auteur, et là c’est 99% éditeur. Même pour moi, en tant qu’éditeur, c’est pas bien ! Je pense que c’est essentiel que les auteurs qui travaillent avec Cornélius me voient aussi comme un auteur. C’est ce qui fait, à mon sens, une de mes spécificités, même si je ne suis pas le seul.
Ça fait que les discussions avec les auteurs sont forcément nourries de ma propre expérience de l’écriture.
Quel autre métier aurais-tu aimé faire ?
J’aimerais bien apprendre un autre métier, il y a plein de trucs intéressants à faire.
À mon sens, je m’orienterais vers quelque chose toujours en lien avec l’activité manuelle : ça pourrait être de la couture ou faire des chaussures, ou faire des meubles, ce genre de choses. Mais aujourd’hui je suis engagé à titre personnel : je peux pas planter là les auteurs en leur disant j’en ai marre j’arrête tout ! Et les salariés non plus… Alors je continue !
Un artiste coup de coeur à nous faire découvrir ?
Il y en a tellement ! Pour moi c’est très dur de répondre, parce que que tous les auteurs qui sont à Cornélius, je passe mon temps à les défendre : difficile d’en extraire un seul ! La preuve en est que sur l’exposition Regard 9, je n’ai pas pu me résoudre à ce que ce soit un seul auteur, j’en ai choisi deux : Blutch et Hugues Micol qui recoupent l’histoire de la maison d’édition à différents titres et qui sont assez exemplaires et de la démarche qui est la nôtre, mais aussi de la façon dont les rapports, les relations se sont construits au sein de Cornélius : c’est aussi une histoire de fidélité.
Je vais donc choisir un auteur qui ne soit pas du catalogue de Cornélius : en ce moment, je lis beaucoup Nicole Claveloux, qui est une auteure surtout connue pour ses livres pour enfants. Mais il se trouve que dans les années 70-80, elle a fait de la bande dessinée dans plusieurs revues, notamment Métal Hurlant. Ce qu’elle a fait est réellement extraordinaire, novateur pour l’époque, et même aujourd’hui cela reste d’une fraîcheur et d’une originalité incroyable. J’adore cette auteure, et ça m’a poussé à la contacter. J’espère qu’on pourra arriver à rééditer cette oeuvre de la bande dessinée qui ne l’aura occupée dans sa vie qu’une dizaine d’années, mais qui est à mon avis parmi les grandes choses de la bande dessinée des années 70-80.
Un morceau de musique que tu écoutes en ce moment ?
J’écoute plein de trucs, mais en ce moment j’écoute beaucoup Marcos Valle, un de mes musiciens fétiches. Je suis passionné par ce type. C’est un génie musical qui a un sens de la mélodie et de la déconstruction de la pop et de la musique brésilienne qui le met complètement à la marge de ce qu’on connaît de la musique brésilienne. Il est dans une invention permanente, ne se repose jamais sur ce qui a fait son succès : ses tubes de bossa nova. Après il a fait du funk et de la musique de film notamment. Je l’aime énormément, je l’écoute toujours avec autant de plaisir et je redécouvre toujours des choses dans sa musique.
As-tu une passion, en-dehors de la bande dessinée bien sûr ?
La musique ! Et la nature.
Mais la musique, c’est ce qu’il y a de plus important pour moi. Je crois que je pourrais plus facilement me passer de bande dessinée, parce que j’en ai beaucoup accumulé dans ma tête, que de musique. Ce serait très dur de devenir sourd par exemple. C’est quelque chose de tellement physique la musique, qui se dispense tellement d’explication !
Une personnalité à nous recommander pour un prochain portrait 10point15 ?
Il y a un libraire, Francis, du Bal des Ardents à Lyon.
Et j’aime beaucoup Bertrand Burgalat, un musicien, producteur, qui a une personnalité très intéressante.
J’aime aussi beaucoup Riad Sattouf, il est très drôle!