Peux-tu nous parler de toi, de tes activités, de ton univers ?
Je suis auteur de bande dessinée et suis aujourd’hui installé à Bordeaux depuis une dizaine d’années. Je ne m’attendais pas du tout à faire de la bande dessinée. C’est venu comme ça, au fil des rencontres, de la vie. Quand j’étais gamin je dessinais beaucoup, comme tous les gamins finalement ! J’ai réalisé ma première bande dessinée à l’âge de 8 ans sur un cahier à petits carreaux. Elle s’appelait “L’évasion de Joe Bill”. Je me souviens que les chevaux avaient tous la même patte levée (rires). Ma mère l’a gardée.
Après cette période, j’ai complètement laissé tomber la bande dessinée. J’ai malgré tout passé un bac arts plastiques, ce qui montrait bien que j’étais comme même préoccupé par tout ce domaine de la création. Puis j’ai fait une école. A la fin de mes études, j’ai commencé à travailler dans la communication, en tant que graphiste et illustrateur dans une agence de pub. Puis plus tard, comme directeur artistique. Mais ça ne me convenait pas du tout.
A 20 ans, je suis parti en Afrique pour faire mon service militaire. J’étais basé au Congo à Brazzaville. C’était la grande aventure d’une vie. Et en même temps, j’étais saisi par le sentiment palpable, d’accomplir quelque chose qui était au plus profond de moi, qui me brûlait de l’intérieur. J’ai grandi en banlieue parisienne, c’était partir tout seul pour vivre quelque chose. Ça m’a explosé la tête ! Je devais partir 16 mois, mais j’ai eu l’envie d’y rester. J’ai donc prolongé mon séjour de 6 mois, à la fois pour moi, mais aussi parce que j’en avais fait une belle rencontre avec un jeune congolais de mon âge qui revenait au pays pour refaire sa vie après 15 ans passé en France. Il était informaticien à la base, mais étais aussi amateur de jazz, c’était un garçon très cultivé. On a alors monté ensemble une agence de pub à Brazaville. On ne gagnait pas une fortune mais on était heureux. Puis, l’aventure s’est arrêtée pour moi lorsque la guerre civile a commencé et je suis rentré en France. Lorsque j’ai quitté l’Afrique, j’avais à nouveau retrouvé l’envie de dessiner pour moi, de faire des images.
Pendant toute la période où j’étais à Brazzaville, je revenais régulièrement en France et j’avais fait la rencontre d’un scénariste, Bernard Salé. Quand je suis rentré, il avait un scénario qui se passait en Afrique. J’ai été séduit par l’histoire et avons commencé à travailler ensemble. On a alors transposé son scénario qui devait se passer au Bénin, au Congo et avons proposé notre projet aux éditions Dargaud. La maison d’édition lançait à ce moment-là, une nouvelle collection qui s’appelait “Génération Dargaud” et publiait des jeunes auteurs qui n’avaient encore jamais publié. Le projet a été accepté, puis je me suis mis à dessiner.
Je ne m’y attendais pas, ça me plaisait beaucoup mais ça me semblait inaccessible. Je voyais partout des dessinateurs beaucoup plus talentueux que moi et des jeunes gens de mon âge tellement plus déterminés qui ne juraient que par la bande dessinée depuis qu’ils étaient hauts comme trois pommes. Des gens qui avaient une culture de la bande dessinée et qui savaient depuis toujours qu’ils en feront leur activité. Moi, j’y suis arrivé par hasard. Et puis, c’est devenu une espèce de challenge. Je rentrais d’Afrique et je voulais continuer à voyager. C’était une façon de devenir indépendant et d’explorer une autre voix dans la création. En fait, ça m’a éclaté, carrément. Mais pas uniquement par rapport au dessin mais aussi parce que c’était la découverte du mot, du récit, d’une histoire à transmettre. Pour les deux premiers albums, je m’occupais uniquement du dessin. A la suite de tout ça, l’éditeur a souhaité arrêter la collaboration avec le scénariste et m’a demandé si je voulais continuer. J’ai accepté et suis devenu auteur à part entière.
Les premières années, pendant presque 10 ans, je passais entre 6 à 10 mois par an à l’étranger, principalement en Afrique et dans l’Océan Indien. J’ai vécu en Inde et aussi 2 ans à Montréal au Canada. Je partais avec un projet d’album et me mettais à disposition des centres culturels français. Les missions variaient et je restais un peu plus longtemps dans les pays. J’étais très fier à cette époque car toutes mes affaires rentraient dans 3 cantines en métal. Ça pouvait durer longtemps, mais c’était vraiment la source d’inspiration de tout ce que j’avais à raconter. Et puis, au fil des années, des voyages, il y a eu une reconnaissance de ce que je faisais, on aimait mon travail.
Mais je commençais à me raconter moi-même, à tourner en boucle, à raconter les mêmes choses. J’avais besoin à ce moment là, de rencontrer de nouvelles personnes, d’une nouvelle collaboration. M’est alors venu le nom de Bernard Giraudeau ! Son film “Les Caprices d’un fleuve” m’avait beaucoup plu et touché car il se passait au deux tiers à Saint Louis du Sénégal, ma ville adorée. Je ne le connaissais pas mais il avait l’air d’être un chic type, quelqu’un de sympathique. Je lui ai alors envoyé une enveloppe contenant quelques bouquins réalisés et un mot lui disait que j’aurai aimé le rencontrer. Une semaine après il me répondait positivement et me conviait à le rencontrer quelques semaines plus tard au festival des Étonnants Voyageurs à Saint-Malo. Je n’avais rien à lui soumettre, mais ça a collé tout de suite ! Un quart d’heure après notre rencontre, on a décidé qu’on allait faire un bouquin ensemble. C’était une très très belle rencontre qui a pris une dimension toute particulière avec le temps. Je ne savais pas à ce moment là que son cancer était revenu. On a ainsi passé 6 ans à travailler ensemble, j’allais chez lui, on travaillait sur nos bouquins en même temps que la maladie travaillait sur lui. Il écrivait le scénario et je mettais en images sa jeunesse, son histoire. Il lui fallait ça pour lui donner envie de continuer. C’est ainsi que l’univers des marins est arrivé, il est venu avec lui.
Bernard était écrivain de marine. Un jour, il m’a demandé si je voulais embarquer pour une transatlantique entre Brest et New York par la mer. J’ai accepté, c’était aussi rejoindre un rêve d’enfant. J’ai redécouvert à travers cette traversée une autre facette du voyage, une autre manière de voyager. J’ai découvert une communauté d’hommes passionnés, un condensé d’humanité. Et pour cause, c’est un condensé d’histoire sur un bateau. L’idée d’être en mouvement et le fantasme de l’escale à venir. Et il y avait les marins qui revenaient au bateau comme une matrice. J’ai rencontré une communauté de gens qui était dans un lieu clos, disponibles, avec qui je partageais la vie. J’avais une matière fantastique. C’était une expérience incroyable ! Ça fait 10 ans maintenant que j’ai embarqué sur le Jeanne d’Arc. Maintenant, j’ai la chance de pouvoir embarquer où et quand je veux. C’est chouette !Sauf que je ne suis pas payé pour ça (rires) ! Pour ma dernière traversée, j’ai passé 8 jours en sous-marin d’attaque, de Lisbonne à Toulon. C’était incroyable et super ! J’ai été frappé par l’âge des jeunes marins qui s’engagent dans la marine. Le fantasme du voyage, de la mer, des escales marche toujours.
Que t’apporte la bande dessinée ?
«Tous ces voyages sont devenus des sources inépuisables d’histoires à raconter.»
C’est une activité qu’on puise en soi, ce n’est pas un hasard. On met une part de sa propre histoire pour trouver sa voie. On raconte des histoires en mêlant les mots et les images. Et forcément, on amène avec soi son bagage culturel, ses films, ses lectures, son enfance. Tout ce qui nous remplit la tête. Pour moi une bande dessinée est comme une phrase écrite. Je n’ai jamais envisagé de réaliser des bandes dessinées sans y mettre un peu de moi, de mon histoire. Je ne veux pas être dans la fiction pure. Et puis, l’exercice du dessin est un processus lent. Il faut avoir l’idée, l’histoire puis le scénariser. Ça prend du temps.
Aujourd’hui j’ai une quinzaine d’albums publiés, il y en a plus de dix qui sont en rapport avec le voyage, l’ailleurs. Tous ces voyages sont devenus des sources inépuisables d’histoires à raconter.
Quelles sont tes inspirations artistiques ?
Mes voyages, Hugo Pratt, les rencontres.Mais le grand choc esthétique de ma jeunesse c’est le renouveau de la “ligne claire”. Un mouvement de dessinateurs que composait notamment Floc’h, Yves Chaland, Loustal, François Avril, un groupe qui a explosé dans les années 80/90. Sauf que le drame de ma vie c’est que j’avais 5 à 6 ans de moins qu’eux. J’essayais alors de gratter pour essayer d’arriver à leur niveau mais j’arrivais après la bataille. Ce qui m’intéressait, c’était que le groupe reprenait tous les codes de la bande dessinée classique mais en les détournant ! Yves Chaland, par exemple, se jouait de ces codes pour les rendre excessifs et dérisoires. Ils étaient terriblement modernes. Graphiquement, ils étaient dans la ligne juste. La “ligne fragile”, quelque chose dans le geste, le trait juste. C’est une quête très importante pour moi. Quand j’habitais Paris, j’aimais aller au musée Cernuschi aux séances de calligraphie avec un maître japonais. Il traçait la ligne parfaite.J’adorais ça !
Quelle est la personne qui t’a le plus influencé ?
A tous les niveaux, c’est Hugo Pratt. Tant pour le graphisme, le dessin, le texte, la place de la figure féminine dans ses bandes dessinées mais aussi le voyage, les aventures et bien sûr le héros romanesque, Corto Maltese. Corto Maltese a été tellement important pour moi. Ça a déclenché beaucoup de choses chez moi la première fois que j’ai lu une bande dessinée de Pratt. C’était la première fois que je voyais une grande case en largeur sans texte. Il y avait la place à la suggestion, à l’imagination. Il y avait un rythme dans la narration. A chaque fois que je dessine, je pense à lui. Il est mort quand j’étais adolescent, je ne l’ai jamais rencontré. Mais il est clairement une influence.
Sur quels projets travailles-tu en ce moment ?
Actuellement je prépare à fond le festival Regard9 qui aura lieu en mai à Bordeaux. Je suis l’auteur invité cette année. C’est génial ! Je participe donc à l’élaboration de la programmation avec l’association 9-33. Mon travail, mes dessins, seront présentés à travers une exposition conçue avec notamment Eric Audebert, directeur artistique du festival.
Pas de répit ensuite. J’enchaîne aussi sec avec Hervé Bourhis, pour réaliser la suite de la biographie de Jacques Prévert. On a sorti en septembre 2014, la première période de la jeunesse de Prévert, entre ses 20 et 30 ans, avant même qu’il écrive. Nous allons donc attaquer la deuxième partie et travailler d’arrache-pied jusqu’à la fin 2016 sur un gros bouquin, qui fera probablement le double de pages que le premier volume. Et puis ça sera la célébration du cinquantenaire de la mort de Prévert en 2017, donc on va essayer de coller à l’actualité. L’idée c’est que ça touche le plus de monde possible. Tu sais, on fabrique un objet en se faisant plaisir mais il faut aussi faire plaisir aux lecteurs. Et toujours l’avoir à l’esprit.
Et il y a aussi l’envie de repartir ! Mais, j’ai la chance de faire les bouquins que j’ai envie de faire et de fait, de moins en moins répondre à des commandes de la presse ou de la publicité. Mais c’est assez inévitable d’enchaîner les choses. C’est stimulant et vivifiant !
Un métier que tu aurais aimé faire ?
Marin (rires) ! Mais j’ai aussi un rapport frustré à l’écriture. J’aurai bien été peintre aussi mais il aurait fallu me nommer peintre de marine… Mais je crois que j’aurai aimé être comme Joseph Conrad, officier de marine et écrivain, ça aurait été génial !
Un coup de coeur artistique à nous faire découvrir ?
Un auteur que je viens de découvrir, Mohamed Kacimi. J’ai beaucoup aimé son ouvrage La confession d’Abraham. C’est drôle, violent, acerbe. Il se donne le droit de se moquer des religieux. Ça été un vrai choc littéraire pour moi. Quelqu’un de très pertinent, de cultivé, d’intelligent !
Un morceau que tu écoutes en ce moment ?
Le père du slam new yorkais des années 70. Gil Scott-Heron et son morceau The Bottle!
Une anecdote à nous raconter ?
Je vais te raconter une anecdote atypique! Il s’agit du lieu où j’ai dormi la dernière fois que j’ai embarqué sur une frégate… Pour les invités ou les derniers membres d’équipage arrivés dans un sous-marin nucléaire d’attaque, il s’avère qu’on vous fait passer une certaine épreuve de bienvenue. Ils enlèvent une torpille d’un rack, qui fait environ 55cm de large sur 40 cm de haut, et dans laquelle on glisse un petit matelas. Donc le couchage est un peu courbé puisqu’il prend la forme du raque. Et donc, j’ai dormi 8 jours à cet endroit, dans le nez du sous-marin, avec un missile exocet au dessus de la tête et une torpille en dessous de mon lit. Le petit couloir composé de plaques en métal séparant les deux racks de chaque côté, était un lieu de passage constant. Il y avait du monde qui passait tout le temps, de jour comme de nuit. Eh bien, j’ai dormi complètement détendu (rires)!
Quelle personnalité nous recommandes-tu de rencontrer pour 10point15 ?
Il y a une personne pour qui j’ai beaucoup d’admiration et qui, à bien des points de vue rejoint mes préoccupations. C’est Isabelle Fruleux, la femme qui partage ma vie, une comédienne, metteur en scène. Elle a monté sa compagnie Loufried à Bordeaux il y a 6 ans et travaille avec des musiciens, des textes magnifiques, de la poésie et notamment les textes d’Edouard Glissant. C’est elle qui m’a fait découvrir les textes de Glissant. Son travail est soutenu par Patrick Chamoiseau, avec qui elle travaille actuellement sur une belle création en partenariat avec le théâtre d’Ivry. C’est une personne habitée, saisie par le texte et par la musique.